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Lettre du 8 janvier 1676 (Sévigné)

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489. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 8e janvier.

Voici le jour de vous conter mon songe. Vous saurez que vers les huit heures du matin, après avoir songé à vous la nuit, sans ordre et sans mesure, il me sembla bien plus fortement qu’à l’ordinaire que nous étions ensemble, et que vous étiez si douce, si aimable et si caressante pour moi, que j’en étois toute transportée de tendresse ; et sur cela je m’éveille, mais si triste et si oppressée d’avoir perdu cette chère idée, que me voilà à soupirer et à pleurer d’une manière si immodérée, que je fus contrainte d’appeler Marie, et avec de l’eau froide et de l’eau de la reine d’Hongrie, je m’ôtai le reste de mon sommeil, et je débarrassai ma tête et mon cœur de l’horrible oppression que j’avois. Cela me dura un quart d’heure, et tout ce que je vous en puis dire, c’est que jamais je ne m’étois trouvée dans un tel état. Vous remarquerez que voici le jour où ma plume est la maîtresse[1].

Vous avez passé quinze jours bien tristement à Lambesc : on en plaindroit une autre que vous, ma bonne mais vous avez un tel goût pour la solitude qu’il faut compter ce temps comme le carnaval. Que dites-vous de la Saint-Géran, qui vient de partir avec son gros mari, pour aller passer le sien à la Palisse[2] ? c’est un voyage d’un mois, qui surprend tout le monde dans cette saison. Elle reviendra bien assurément pour les sermons mais voyez quelle fatigue pour ne pas quitter ce cher époux. 1676 Le grand Béthune disoit quand il eut le coup de canon[3] : « Le gros Saint-Géran est bon homme, honnête homme ; mais il a besoin d’être tué pour être estimé solidement. » Sa femme n’est pas de cet avis, ni moi non plus ; mais cette folie s’est trouvée au bout de ma plume.

La princesse vint hier ici, encore toute foible d’avoir sué. Elle est affligée de la ruine que les gens de guerre lui causent, et du peu de soin que Monsieur et Madame ont eu de la faire soulager. Elle croit que la Monaco contribue à cet oubli, afin de lui soustraire les aliments et qu’elle ne vienne point à Paris, où la proximité de la princesse lui ôte toujours un peu le plaisir d’être cousue avec Madame : leur haine est réciproque. À propos de réciproque, un gentilhomme de la princesse contoit assez plaisamment qu’étant aux états, au bal de Monsieur de Saint-Malo, il entendit un bas Breton qui parloit à une demoiselle de sa passion ; la belle répondoit ; enfin tant fut procédé, qu’il entendit que la nymphe impatientée lui dit : « Monsieur, vous pouvez m’aimer tant qu’il vous plaira ; mais je ne puis du tout vous réciproquer. » Je trouve que fort souvent on peut faire cette réponse, qui coupe court, et qui est en vérité toute la meilleure raison qu’on puisse donner.

Mon fils est allé à Vitré voir les dames ; il m’a priée de vous faire mille amitiés. Je crois que le bon d’Hacqueville réglera le supplément, et puisque Lauzun prendra notre guidon, le voilà monté d’un cran ; il n’est plus qu’à neuf cents lieues du cap[4]. Il a fait ici un temps enragé depuis trois jours : les arbres pleuvoient dans le parc, et les ardoises dans le jardin. Toutes nos pensées de mariage 1676ont été, je crois, emportées par le grand vent : un père nous a dit que sa fille n’avoit que quinze ans, qu’il ne vouloit la marier qu’à vingt ; un autre, qu’il vouloit de la robe : au moins nous n’avons pas à nous reprocher que rien échappe à nos soins.

Adieu, ma chère enfant. Mon Dieu, en quel état ce songe m’avoit mise ! Croyez, ma bonne, qu’il n’est pas possible d’aimer quelqu’un comme je vous aime. Ne pensez pas que je puisse ni que je prétende vous dire à quel point vous m’êtes chère. Adieu encore une fois ma chère enfant : ne voulez-vous pas bien que je vous embrasse ? Une petite amitié à M. de Grignan et à Montgobert, dont vous ne me dites plus rien : comment se porte-t-elle ? Le bien Bon vous est tout acquis.



  1. LETTRE 489 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — Voyez la lettre précédente, p. 322.
  2. La Palisse est un château gothique que l’on trouve après Moulins, sur la route de Lyon à Paris. (Note de l’édition de 1818.) — Voyez l’Itinéraire de Paris à Lyon, de M. Joanne, p. 110.
  3. Devant Besançon, en mars 1674. (Note de Perrin.) — Voyez la lettre du 22 mai 1674, tome III, p. 408, note 3.
  4. Voyez tome II, p. 135.