Lettre du chevalier de Bouillon, à l’abbé de Chaulieu, en 1711

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LETTRE DE M. LE CHEVALIER DE BOUILLON,
à l’Abbé de Chaulieu, étant à Fontenay, en 1711.

Malgré votre peu d’attention pour moi, je ne puis m’empêcher, mon cher Abbé, de vous assurer que vous n’avez point d’ami qui regrette si fort votre absence, & qui soit plus sensible à votre retour. Quand on a eu le plaisir de vivre avec vous, toutes les autres compagnies paroissent fort insipides ; je ne trouve presque partout où je vais, que de languissantes conversations & de froides plaisanteries, bien éloignées de ce sel que répandoit la Grèce, qui vous rend la terreur des sots. Je fus voir hier, à quatre heures après midi, M. le Marquis de la Fare, en son nom de guerre M. de la Cochoniere, croyant que c’étoit une heure propre à rendre une visite sérieuse ; mais je fus bien étonné d’entendre, dès la cour, des ris immodérés, & toutes les marques d’une Bacchanale complette. Je poussai jusqu’à son cabinet, & je le trouvai en chemise, sans bonnet, entre son Rémora & une autre personne de quinze ans, son fils l’Abbé versant des razades à deux inconnus, des verres cassés, plusieurs cervelats sur la table, & lui assez chaud de vin. Je voulus, comme son serviteur, lui en faire quelque remontrance ; je n’en tirai d’autre réponse que, ou buvez avec nous, ou allez vous promener. Il ne parla pas tout-à-fait si modestement. J’acceptai le premier parti, & en sortis à six heures du soir quasi yvre mort. Si vous l’aimez, vous reviendrez incessamment voir, s’il n’y a pas moyen d’y mettre quelqu’ordre : entre vous & moi, je le crois totalement perdu. Il me lut votre lettre en pleine table, que je trouvai remplie d’un badinage, d’une philosophie & d’une fermeté contre les malheurs, qui m’enchanta & qui m’engagea plus que jamais à être votre Disciple, & avec autant de fidélité que Damis en a eu pour Apollonius de Thiane. Revenez donc, mon cher Maître. Vous trouverez mon hermitage prêt à vous recevoir ; & là, parmi les pots, & avec des minois gracieux, nous tiendrons des propos sur toutes sortes de chapitres ; & je vous remercierai encore de m’avoir mis en état de jouir des plaisirs sans remords, & d’essuyer les malheurs sans foiblesse. Mes complimens à M. de Chaulieu, & croyez &c.