Lettre du mars 1646 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 348-350).
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1646

4. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN ET DE LENET[1] À MONSIEUR ET MADAME DE SÉVIGNÉ[2]

Au mois de mars 1646, étant à Paris, et me trouvant sur le point d’en partir pour venir chez moi me préparer à la campagne prochaine, Lenet, procureur général au parlement de Bourgogne, et fort de mes amis alors, vint souper avec moi pour me dire adieu ; et ne sachant à quoi passer le reste de la soirée, nous écrivîmes cette lettre en vers au marquis de Sévigné et à sa femme, qui étoient en Bretagne dans leur maison des Rochers[3].

À Paris, mars 1646.

Salut à vous, gens de campagne,
À vous, immeubles de Bretagne,
Attachés à votre maison
Au delà de toute raison :
Salut à tous deux, quoique indignes
De nos saluts et de ces lignes ;
Mais un vieux reste d’amitié
Nous fait avoir de vous pitié,
Voyant le plus beau de votre âge
Se passer en votre village,
Et que vous perdez aux Rochers
Des moments à tous autres chers.
Peut-être que vos cœurs tranquilles,
Censurant l’embarras des villes,
Goûtent aux champs en liberté
Le repos et l’oisiveté.

Peut-être aussi que le ménage
Que vous faites dans le village[4]
Fait aller votre revenu
Où jamais il ne fût venu :
Ce sont raisons fort pertinentes,
D’être aux champs pour doubler ses rentes,
D’entendre là parler de soi,
Conjointement avec le Roi,
Soit aux jours, ou bien à l`église,
Où le prêtre dit à sa guise :
« Nous prierons tous notre grand Dieu
Pour le Roi, et Monsieur du lieu ;
Nous prierons aussi pour Madame,
Qu`elle accouche sans sage-femme ;
Prions pour les nobles enfants
Qu’ils auront d’ici à cent ans.
Si quelqu’un veut prendre la ferme,
Monseigneur dit qu’elle est à terme,
Et que l’on s`assemble à midi.
Or disons tous De profundi
Pour tous mes seigneurs ses ancêtres, »
Quoiqu’ils soient en enfer peut-être.
Certes ce sont là des honneurs
Que l’on ne reçoit point ailleurs :
Sans compter l’octroi de la fête,
De lever tant sur chaque bête,
De donner des permissions,
D’être chef aux processions,
De commander que l’on s’amasse
Ou pour la pêche, ou pour la chasse ;
Rouer de coups qui ne fait pas
Corvée de charrue ou de bras ;

Donner à filer la poupée[5],
Où Madame n’est point trompée ;
Car on rend ribaine-ribon,
Plus qu’elle ne donne, dit-on.
L’ordre vouloit ribon-ribaine[6],
Mais d’ordre se rit notre veine ;
Et pour rimer à ce dit-on,
Elle renverse le dicton[7]


  1. Lettre 4. — i. Pierre Lenet, d’abord conseiller, puis procureur général au parlement de Dijon, nommé conseiller d’État en 1645, a laissé d’intéressants mémoires, dont la meilleure édition a été donnée par M. À. Champollion dans la collection Michaud. « Il avoit, dit Mme de Sévigné, bien de l’esprit, un peu grossier, mais vif et plaisant. » (Lettre du 31 août 1689.)
  2. Les lettres de Bussy et à Bussy ont été revues, comme nous l’avons dit dans l’Avertissement, sur une copie écrite de sa main. Les introductions qui les précèdent sont toutes de lui.
  3. Voyez la Notice biographique, p. 36.
  4. Le ménage que vous faites, votre économie, votre train de maison.
  5. En termes de fileuse, on nomme poupée, le paquet d’étoupe ou de filasse dont on garnit le fuseau.
  6. « Ribon-ribaine, façon de parler adverbiale et populaire, qui signifie bon gré mal gré » (Dictionnaire de l’Académie françoise de 1694.)
  7. Le Supplément aux Mémoires et Lettres de Bussy, où cette épître a été imprimée d’abord, sur l’original peut-être, ou du moins sur une copie différente de celle de Bussy que nous avons suivie, offre, sans parler des fautes et des omissions, un certain nombre de variantes, dont quelques-unes pourraient bien être le vrai texte. Ainsi, au premier vers :
    Salut à tous gens de campagne ;

    À la fin du discours du curé :

    Pour tous Nosseigneurs ses ancêtres ;

    Vers la fin :

    Où Madame n’est point dupée,

    Et au dernier vers :

    Elle renverse le ribon.