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Lettre sur le progrès des sciences/Article 10

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Parallaxe de la lune, & ſon uſage pour connoître la figure de la terre.

La France a exécuté la plus grande choſe qui ait jamais été faite pour les ſciences lorſqu’elle a envoyé à l’équateur & au pole des troupes de mathématiciens pour découvrir la figure de la Terre. La dernière entrepriſe pour déterminer la parallaxe de la lune par des obſervations faites en même tems à l’extrémité méridionale de l’Afrique, & dans les parties ſeptentrionales de l’Europe, peut être comparée à la première : mais il eſt à ſouhaiter qu’on ne manque pas cette occaſion de lier enſemble les ſolutions de ces deux grands problémes, qui en effet ont entr’eux un rapport très-immédiat.

Les meſures des degrés du méridien priſes en France à de trop petites diſtances les unes des autres, n’avoient pu faire connoître la figure de la Terre, parce qu’outre qu’elles ne pouvoient donner que les courbures du méridien aux lieux obſervés, les différences qui s’y trouvoient, étoient trop peu conſidérables pour que l’on y pût compter. Les meſures qu’on a priſes des degrés du méridien ſéparés par de grandes diſtances, comme de la France au Pérou, ou en Lapponie, n’ont pas à la vérité ce dernier défaut, mais elles ont une partie de la même inſuffiſance ; elles n’ont donné avec certitude que les différentes courbures du méridien dans ces lieux, & ne ſauroient nous aſſurer que dans les intervalles qui les ſéparent, cette courbure ſuive aucune des loix qu’on a ſuppoſées.

Enfin on ne ſauroit par les obſervations pratiquées juſqu’ici connoître la corde de l’arc aux extrémités duquel elles ont été faites ; ce qui pourtant eſt néceſſaire, ſi l’on veut être aſſuré de la figure de la Terre : car le méridien pourroit avoir telles figures, que quoiqu’à des latitudes données les courbures fuſſent telles qu’on les a trouvées, les cordes des arcs compris entre ces latitudes fuſſent pourtant fort différentes : de ce qu’on a conclu, après toutes les opérations faites au Pérou, en France & au pole, il ſe pourroit faire que la corde de l’arc compris entre Quito & Paris, & celle de l’arc entre Paris & Pello, euſſent un rapport ſi différent de celui qu’on a ſuppoſé d’après les courbures, que la figure de la Terre s’écarteroit beaucoup de celle qu’on croit qu’elle a.

Il y a plus ; c’eſt qu’aucune meſure n’ayant été priſe dans l’hémiſphère méridional, on pourroit douter que cet hémiſphère fût ſemblable à l’autre, & ſi la Terre ne ſeroit point formée de deux demi-ſphéroïdes inégaux, appuyés ſur une même baſe.

Les obſervations de la parallaxe de la lune peuvent lever tous ces doutes, en déterminant le rapport des cordes des différens arcs du méridien : car ces cordes étant les baſes des triangles formés par les deux lignes tirées de deux points de la terre à la lune ; des obſervations de la lune faites dans trois points du même méridien, donneront immédiatement le rapport de ces cordes. Un obſervateur étant au cap de Bonne-eſpérance, & l’autre à Pello, il en faudroit un troiſième en Afrique vers Tripoli, ou plus au Sud. Et je crois qu’il ne faudroit pas manquer cette circonſtance, qui, dans le même tems qu’elle ſeroit fort utile pour confirmer la parallaxe de la lune, ſerviroit à faire connoître la figure de la Terre mieux qu’on ne l’a encore connue.