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Lettre sur le progrès des sciences/Article 11

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Utilités du Supplice des Criminels.

C’eſt une choſe qu’on a déjà ſouvent propoſée, qui a eu même l’approbation de quelques Souverains, & qui cependant eſt toûjours reſtée ſans exécution ; que dans le châtiment des criminels, dont l’objet juſqu’ici n’eſt que de rendre les hommes meilleurs, ou peut-être ſeulement plus ſoumis aux loix, on ſe propoſât encore des utilités d’un autre genre. Ce ne ſeroit que remplir plus complètement l’objet de ces châtimens, qui eſt en général le bien de la ſociété.

On pourroit par-là s’inſtruire ſur la poſſibilité ou l’impoſſibilité de pluſieurs opérations que l’Art n’oſe entreprendre : & de quelle utilité n’eſt pas la découverte d’une opération, qui ſauve toute une eſpèce d’hommes abandonnés ſans eſpérance à de longues douleurs & à la mort !

Pour tenter ces nouvelles opérations, il faudroit que le criminel en préférât l’expérience au genre de mort qu’il auroit mérité : il paroîtroit juſte d’accorder la grace à celui qui y ſurvivroit, ſon crime étant en quelque façon expié par l’utilité qu’il auroit procurée.

Il y a peu d’hommes condamnés à la mort, qui ne lui préféraſſent l’opération la plus douloureuſe, celle même où il y auroit le moins d’eſpérance : cependant le ſuccès de l’opération & l’humanité exigeant qu’on diminuât les douleurs & le péril le plus qu’il ſeroit poſſible, il faudroit qu’on s’exerçât d’abord ſur des cadavres, enſuite ſur les animaux, ſur-tout ſur ceux dont les parties ont le plus de conformité avec celles de l’homme, enfin ſur le criminel.

Je ne preſcris point ici les opérations par leſquelles on devroit commencer : ce ſeroit ſans doute par celles auxquelles la nature ne ſupplée jamais, & pour leſquelles juſqu’ici l’art n’a point de remède. Un rein pierreux, par exemple, cauſe les douleurs les plus cruelles, que la nature ni l’art ne peuvent guérir : l’ulcère d’une autre partie fait ſouffrir aux femmes des maux affreux & juſqu’à ce jour incurables. Qu’eſt-ce qu’on ne pourroit pas alors tenter ? Ne pourroit-on pas même eſſayer d’ôter ces parties ? On délivreroit ces infortunés de leurs maux, ou on ne leur feroit perdre qu’une vie pire que la mort, en leur laiſſant juſqu’à la fin l’eſpérance.

Je ſais quelles oppoſitions trouvent toutes les nouveautés : on aime mieux croire l’art parfait que de travailler à le perfectionner. Peut-être les gens de l’art eux-mêmes traiteront-ils d’impoſſibles des opérations qu’ils n’ont pas faites, ou qu’ils n’ont pas vû décrites dans leurs livres. Mais qu’ils entreprennent, & ils pourront ſe trouver bien plus heureux, ou même plus habiles qu’ils ne croient : la nature, par des moyens qu’ils ignorent, travaillera toûjours de concert avec eux. Je ſerai moins étonné de leur timidité, que je ne le ſuis de l’audace de celui qui le premier a ouvert la veſſie pour y aller chercher la pierre, de celui qui a fait un trou au crâne, de celui qui a oſé percer l’œil.

Je verrois volontiers la vie des criminels ſervir à ces opérations, quelque peu qu’il y eût d’eſpérance de réuſſir : mais je croirois même qu’on pourroit, ſans ſcrupule, l’expoſer pour des connoiſſances d’une utilité plus éloignée. Peut-être feroit-on bien des découvertes ſur cette merveilleuſe union de l’ame & du corps, ſi l’on oſoit en aller chercher les liens dans le cerveau d’un homme vivant. Qu’on ne ſe laiſſe point émouvoir par l’air de cruauté qu’on pourroit croire trouver ici. Un homme n’eſt rien, comparé à l’eſpèce humaine ; un criminel eſt encore moins que rien.

Il y a, dans le royaume, des ſcorpions, des araignées, des ſalamandres, des crapauds, & pluſieurs eſpèces de ſerpens. On redoute également ces animaux : cependant il eſt très-vraiſemblable qu’ils ne ſont pas tous également à craindre : mais il eſt vrai auſſi qu’on n’a point aſſez d’expériences ſur leſquelles on puiſſe compter, pour diſtinguer ceux qui ſont nuiſibles, de ceux qui ne le ſont pas. Il en eſt ainſi des plantes ; pluſieurs paſſent pour des poiſons, qui ne ſeroient peut-être que des alimens ou des remèdes, mais ſur leſquelles on demeure dans l’incertitude. On ne ſait point encore ſi l’opium pris dans la plus forte doſe fait mourir ou dormir : on ignore ſi cette plante qu’on voit croître dans nos champs ſous le nom de cigue, eſt ce poiſon doux & favori des anciens, ſi propre à terminer les jours de ceux qu’il falloit retrancher de la ſociété, ſans qu’ils méritaſſent d’être punis. Rien ne cauſe plus de terreur que la morſure d’un chien enragé : cependant les remèdes qu’on y emploie, & dont on croit avoir éprouvé le ſuccès, peuvent très-raiſonnablement faire douter de la réalité de ce poiſon, dont la frayeur, peut-être, a cauſé les effets les plus funeſtes. La vie des criminels ne ſeroit-elle pas bien employée à des expériences qui ſerviſſent, dans tous ces cas, à raſſurer, ou préſerver, ou guérir ?

Nous nous moquons, avec raiſon, de quelques nations qu’un reſpect mal entendu pour l’humanité a privées des connoiſſances qu’elles pouvoient tirer de la diſſection des cadavres : nous ſommes peut-être ici encore moins raiſonnables, ſi nous ne mettons pas à profit une peine dont le public pourroit retirer une grande utilité, & qui pourroit devenir avantageuſe même à celui qui la ſouffriroit.