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Lettre sur le progrès des sciences/Article 13

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Expériences ſur les Animaux.

Après ces expériences qui intéreſſent immédiatement l’eſpèce humaine, en voici d’autres qui peuvent encore y avoir quelque rapport, & qu’on pourroit faire ſur les animaux. On ne regardera pas ſans doute cette partie de l’Hiſtoire Narurelle comme indigne de l’attention d’un Prince, & des recherches d’un Philoſophe, lorſqu’on penſera au goût qu’Alexandre eut pour elle, & à l’homme qu’il chargea de la perfectionner. Nous avons encore le réſultat de ce travail ; mais on peut dire qu’il ne répond guère à la grandeur du Prince, ni à celle du Philoſophe. Quelques Naturaliſtes modernes ont mieux réuſſi : ils nous ont donné des deſcriptions plus exactes, & ont rangé dans un meilleur ordre les claſſes des animaux. Ce n’eſt donc pas là ce qui manque aujourd’hui à l’Hiſtoire Naturelle ; & quand cela y manqueroit, ce ne ſeroit pas ce que je ſouhaiterois le plus qu’on y ſuppléât. Tous ces traités des animaux que nous avons, les plus méthodiques même, ne forment que des tableaux agréables à la vûe. Pour faire de l’Hiſtoire Naturelle une véritable ſcience, il faudroit qu’on s’appliquât à des recherches qui nous fiſſent connoître, non la figure particulière de tels ou tels animaux, mais les procédés généraux de la Nature dans leur production & leur conſervation.

Ce travail à la vérité n’eſt pas abſolument de ceux qui ne peuvent être entrepris ſans la protection & les bienfaits du Souverain : pluſieurs de ces expériences ne ſeroient pas au-deſſus de la portée des ſimples particuliers ; & nous avons quelques ouvrages qui l’ont bien fait voir : cependant il y a de ces expériences qui exigeroient de grandes dépenſes, & toutes peut-être auroient beſoin d’être dirigées de manière à ne pas laiſſer les phyſiciens dans un vague qui eſt le plus grand obſtacle aux découvertes.

Les ménageries des Princes dans leſquelles ſe trouvent des animaux d’un grand nombre d’eſpèces, ſont déjà pour ce genre de ſcience des fonds dont il ſeroit facile de tirer beaucoup d’utilité. Il ne faudroit qu’en donner la direction à d’habiles Naturaliſtes, & leur preſcrire les expériences.

On pourroit éprouver dans ces ménageries ce qu’on raconte des troupes de différens animaux, qui raſſemblés par la ſoif ſur les bords des fleuves de l’Afrique, y font, dit-on, ces alliances bizarres d’où réſultent fréquemment des monſtres. Rien ne ſeroit plus curieux que ces expériences : cependant la négligence ſur cela eſt ſi grande, qu’il eſt encore douteux ſi le taureau s’eſt jamais joint avec une âneſſe, malgré tout ce qu’on dit des jumars.

Les ſoins d’un Naturaliſte laborieux & éclairé feroient naître bien des curioſités en ce genre, en faiſant perdre aux animaux, par l’éducation, par l’habitude & le beſoin, la répugnance que les eſpèces différentes ont d’ordinaire les unes pour les autres. Peut-être même parviendroit-on à rendre poſſibles des générations forcées, qui feroient voir bien des merveilles. On pourroit d’abord tenter ſur une même eſpèce ces unions artificielles ; & peut-être dès le premier pas rendroit-on en quelque ſorte la fécondité à des individus qui par les moyens ordinaires paroiſſent ſtériles : mais on pourroit encore pouſſer plus loin les expériences, & juſque ſur les eſpèces que la nature porte le moins à s’unir. On verroit peut-être de-là naître bien des monſtres, des animaux nouveaux, peut-être même des eſpèces entières que la Nature n’a pas encore produites.

Il y a des monſtres de deux ſortes : l’une eſt le réſultat de ſemences de différentes eſpèces qui ſe ſont mêlées : l’autre, de parties toutes formées qui ſe font unies aux parties d’un individu d’une eſpèce différente. Les monſtres de la première ſorte ſe trouvent parmi les animaux ; les monſtres de la ſeconde ne ſe trouvent juſqu’ici que parmi les arbres. Quelques Botaniſtes prétendent être parvenus à faire, parmi les végétaux, des monſtres de la première ſorte : ſeroit-il impoſſible de parvenir à faire ſur les animaux des monſtres de la ſeconde ?

On connoît la reproduction des pattes de l’écreviſſe, de la queue du lézard, de toutes les parties du polype. Eſt-il probable que cette merveilleuſe propriété n’appartienne qu’à un petit nombre d’animaux dans leſquels on la connoît ? On ne ſauroit trop multiplier ſur cela les expériences : peut-être ne dépend-il que de la manière de ſéparer les parties de pluſieurs autres animaux, pour les voir ſe reproduire.