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Lettre sur le progrès des sciences/Article 12

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Obſervations ſur la Médecine.

On reproche ſouvent aux Médecins d’être trop téméraires ; moi je leur reprocherois de manquer de hardieſſe. Ils ne ſortent point aſſez d’un petit cercle de médicamens qui n’ont point les vertus qu’ils leur ſuppoſent, & n’en éprouvent jamais d’autres, qui peut-être les auroient. C’eſt au haſard & aux nations ſauvages qu’on doit les ſeuls ſpécifiques qui ſoient connus ; nous n’en devons pas un ſeul à la ſcience des Médecins.

Quelques remèdes ſinguliers, qui paroiſſent avoir eu quelquefois de bons ſuccès, ne ſemblent point avoir été aſſez pratiqués. On prétend avoir guéri des malades en les arroſant d’eau glacée ; on en guériroit peut-être en les expoſant au plus grand degré de chaleur. On cherche ici à les faire tranſpirer : en Égypte on les couvre de poix pour empêcher la tranſpiration. Tout cela mériteroit d’être éprouvé.

Un Géomètre propoſoit une fois, que pour dégager quelque partie où le ſang ſe trouveroit en trop grande abondance, ou pour le faire couler dans d’autres parties, on ſe ſervît de la force centrifuge : le pirouettement, & la machine qu’il falloit pour cela, firent rire une grave aſſemblée, & ſur-tout les Médecins qui s’y trouvoient ; il auroit mieux valu en faire l’expérience.

Les Japonnois ont un genre de médecine fort différente de la nôtre. Au lieu de ces poudres & de ces pilules dont nos Médecins farciſſent leurs malades, les Médecins Japonnois, tantôt les percent d’une longue aiguille, tantôt leur brûlent différentes parties du corps : & un homme d’eſprit, bon obſervateur, & qui s’entendoit à la médecine, avoue qu’il a vû ces remèdes opérer des cures merveilleuſes. On a fait en Europe quelques eſſais du Moxa, qui eſt la brûlure ; mais ces expériences ne me paroiſſent point avoir été aſſez ſuivies : & dans l’état où eſt la médecine, je crois que celle du Japon mériteroit autant d’être expérimentée que la nôtre.

J’avouerai que les cas ſont rares où le Médecin devroit éprouver ſur un malade, des moyens de guérir nouveaux & dangereux ; mais il eſt des cas pourtant où il le faudroit. Dans ces maladies qui attaquent toute une province, ou toute une nation, qu’eſt-ce que le Médecin ne pourroit pas entreprendre ? Il faudroit qu’il tentât les remèdes & les traitemens les plus ſinguliers & les plus haſardeux : mais il faudroit que ce ne fût qu’avec la permiſſion d’un Magiſtrat éclairé, qui auroit égard à l’état phyſique & moral du malade ſur lequel ſe feroit l’expérience.

Je croirois fort avantageux que chaque eſpèce de maladie fût aſſignée à certains Médecins qui ne s’occupaſſent que de celle-là. Chaque partie de nos beſoins les plus groſſiers a un certain nombre d’ouvriers qui ne travaillent que pour elle : la conſervation & le rétabliſſement de nos corps dépendent d’un art plus difficile & plus compliqué que ne le ſont enſemble tous les autres arts ; & toutes les parties en ſont confiées à un ſeul !

Différens Médecins qui traitent la petite vérole tout différemment, ont à peu près le même nombre de bons & de mauvais ſuccès ; & ce nombre eſt encore aſſez le même dans ceux dont la maladie eſt abandonnée à la nature. N’eſt-ce pas une preuve certaine que non ſeulement on n’a point encore de remède ſpécifique pour cette maladie, mais qu’on n’a pas encore trouvé de traitement qui y ſoit certainement utile ? n’eſt-ce pas la preuve que ces cures que le Médecin croit obtenir de ſon art, ne ſont dues qu’à la nature, qui a guéri le malade, de quelque manière qu’il ait été traité.

Je ſais que les Médecins diront que les maladies recevant des variétés du tempérament & de pluſieurs circonſtances particulières du malade, la même ne doit pas toûjours être traitée de la même manière. Cela peut être vrai dans quelques cas rares ; mais en général ce n’eſt qu’une excuſe pour cacher l’incertitude de l’Art. Quelles ſont les variétés de tempérament qui changent les effets du kinkina ſur la fièvre, & qui rendent un autre remède préférable ? La médecine eſt bien éloignée d’être au point où l’on pourroit déduire le traitement des maladies de la connoiſſance des cauſes & des effets : juſqu’ici le meilleur Médecin eſt celui qui raiſonne le moins & qui obſerve le plus.