Lettres à Dortous de Mairan

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Lettres à Dortous de Mairan
1714


Première lettre[modifier]

Monsieur,

Je suis maintenant à la campagne, et je n'ai point le livre dont vous me parlez. J'en ai lu autrefois une partie, mais j'en fus bientôt dégoûté, non seulement par les conséquences qui font horreur, mais encore par le faux des prétendues démonstrations de l'auteur. Il donne, par exemple, une définition de Dieu qu'on lui pourrait passer en la prenant dans un sens ; mais il la prend dans un autre dont il conclut son erreur fondamentale, ou plutôt dans un sens qui renferme cette erreur ; de sorte qu'il suppose ce qu'il doit prouver. Prenez la peine, monsieur, de relire les définition, etc., qu'il cite dans ses démonstrations, et vous découvrirez, si je ne me trompe, l'équivoque qui fait qu'il ne prouve pas. Pour moi, bien loin de trouver, en lisant son livre, la clarté que demande toute démonstration, je le trouve fort obscur et plein d'équivoque.

La principale cause des erreurs de cet auteur vient, ce me semble, de ce qu'il prend les idées des créatures pour les créatures mêmes, les idées des corps pour les corps, et qu'il suppose qu'on les voit en eux-mêmes : erreur grossière, comme vous savez. Car, étant convaincu intérieurement que l'idée de l'étendue est éternelle, nécessaire, infinie ; et supposant, d'ailleurs, la création impossible, il prend pour le monde ou l'étendue créée le monde intelligible qui est l'objet immédiat de l'esprit. Ainsi, il confond Dieu ou la souveraine Raison qui renferme les idées qui éclairent nos esprits, avec l'ouvrage que les idées représentent. Je ne puis pas, ici, m'expliquer plus au long ; car il n'est pas possible, sans perdre beaucoup de temps, et je n'en ai guère et la main me tremble, de philosopher par lettres, surtout lorsque les matières sont abstraites : en présence même, ou en dispute souvent assez longtemps sans s'entendre. Quoique je n'aie point ecrit ex professo contre l'auteur, vous pourriez peut-être trouver quelque éclaircissement sur vos difficultés dans un Entretien entre un philosophe chrétien et un Chinois que je fis il y a deux ou trois ans, qui est de la nature et de l'existence de Dieu. Mais, monsieur, à l'égard de l'auteur, il suffit de reconnaître qu'il suit de ses principes une infinité de contradictions et de sentiments impies, pour se défier de ses prétendues démonstrations, quand même elles nous paraîtraient convaincantes. Il se peut faire qu'on l'ait mal réfuté ; mais il ne s'ensuit pas de là qu'il ait raison. Je n'ai point lu les réfutations qu'on a faites de ses erreurs, car je n'en ai pas eu besoin ; ainsi, je n'en peux pas juger. J'ai fait ce que vous m'ordonnez à la fin de votre lettre, et je suis avec respect,

Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
MALEBRANCHE, P.D.L.O.

Ce 29 septembre.

== Deuxième Lettre ==

Monsieur,

J'ai reçu il y a environ un mois la seconde lettre que vous m'avait fait l'honneur de m'écrire. Je relus, d'abord quelques endroits de l'auteur pour vous faire promptement réponse. Mais, ayant oublié votre adresse et cherché inutilement le papier où elle était marquée je quittai tout. Depuis ce temps-là j'ai été et suis encore incommodé d'un rhume fort fâcheux et d'une difficulté de respirer, et qui pis est on croit que je suis obligé de répondre à un livre qui attaque mes sentiments sur la grâce, et qui fait beaucoup de bruit. Tout cela est cause que je ne puis répondre qu'en peu de mots à votre lettre ni examiner en détail lesprétendues démonstrations de l'auteur.

J'ai eu l'honneur de vous écrire, monsieur, que la principale cause de ses erreurs était qu'il confondait les idées qui sont éternelles immuables nécessaires avec les objets dont elles sont les archétypes ; et puisque vous avez le petit Entretien d'un philosophe chinois, etc., j'espère qu'il vous éclaircira ma raison.

Selon la troisième définition de l'auteur, commune aux philosophes, ce qu'on peut concevoir seul est une substance ; et une modification c'est ce qu'on ne peut concevoir sans la substance dont elle est la modification. Or je ne puis concevoir imaginer sentir seul un pied cube d'étendue sans penser à autre chose ; donc cette étendue est la substance, et sa figure cubique en est la modification. Ce pied cube est bien une partie d'une plus grande étendue, mais il n'en est pas la modification. Il en est de même des nombres et nombrants et nombrés. 2 n'est pas une modification de 4 mais la moitié ni deux pistoles la modification de quatre pistoles, selon sa troisième définition. Car je puis penser à deux sans penser à quatre. Cela est évident.

L'auteur ne prouve donc point qu'il n'y a qu'une substance. Il prouve seulement qu'il n'y a qu'une soueraine Raison qui renferme les idées de tous les êtres possibles : et il ne prouve nullement que cette raison qui l'éclaire soit l'univers, et que le ciel la terre les hommes et lui-même soient des modifications de cette raison. Et s'il peut nier qu'il y ait des corps créés ou des substance étendues qui répondent à l'idée qu'il en a, certainement il ne peut nier qu'il existe et qu'il n'y ait d'autres hommes. En un mot il ne prouve nullement qu'il n'y a qu'une substance, mais seulement qu'il n'y a qu'un Dieu ou qu'une souveraine Raison, qui renferme toutes les idées qui agissent immédiatement sur l'esprit de l'homme. Il faudrait monsieur être en présence pour pouvoir s'accorder sur des questions abstraites et se mettre promptement l'un et l'autre au fait ; et quelquefois même quoique en présence cela est assez difficile. Ainsi je vous prie de recevoir mes excuses de ce que je vous fais une si courte réponse. Ayant autant d'esprit que je le reconnais dans votre lettre, vous n'avez besoin de personne pour découvrir le faux des raisonnements de l'auteur.

Je suis, Monsieur, avec bien du respect,
Votre très humble et très obéissant serviteur.

MALEBRANCHE,
prêtre de l'Oratoire

A Paris ce 5 décembre.

== Troisième lettre ==

Ce 12 de juin 1714

Monsieur,

Je voulais attendre que j'eusse assez de loisir pour réfuter au long l'auteur en question, et satisfaire vos désirs autant que je le pourrais ; mais prévoyant que ce loisir ne me sera jamais donné, que la main me tremble si fort en été surtout, que je ne puis écrire une ligne lisible, dans le temps que j'aurais écrit autrefois une page ; de peur de vous faire attendre trop longtemps pour trop peu de chose, je réponds ici à votre lettre datée du 6 mai. Ma réponse obtiendra de vous et que vous rabattrez neaucoup de l'estime que vous avez de moi, et qu'en cela vous me rendrez justice, et elle ne vous donnera point aussi sujet de penser que je sis peu sensible à ce qui vous regarde.

J'ai relu, monsieur, vos lettres précédentes, et lu et relu votre dernière : et il me paraît que non seulement je vous ai marqué, dans celles que j'ai eu l'honneur de vous écrire, en quoi consistait le paralogisme de l'auteur, et la cause même de son erreur : qui est qu'il confond le monde, l'étendue créée, qui ne peut être l'objet immédiat de l'esprit, parce qu'il ne peut affecter l'esprit, agir en lui, avec l'idée de cette étendue, que j'appelle étendue intelligible, parce que c'est elle seule qui affecte l'esprit. Or cette étendue intelligible n'est point faite, elle est nécessaire, éternelle, infinie : c'est selon que je crois l'avoir prouvé l'essence de Dieu; non selon son être absolu, mais en tant que renfermant, entre toutes ses réalités ou perfections infinies, celle de l'étendue; car Dieu est partout. Mais l'étendue locale dont le monde et composé, Paris, Rome, mon propre corps - étendue qui n'est point l'objet immédiat de mon esprit -, n'existe point nécessairement. Car je conçois que quand Dieu aurait anéanti le monde créé, si Dieu m'affectait comme il m'affecte, je verrais comme je vois,; et je croirais que ce monde existe encore, puisque ce monde n'est point ce qui agit dans mon esprit. L'âme est une substance qui aperçoit mais elle n'aperçoit que ce qui la touche et la modifie, ce que le corps ne peut faire.

Je dis donc encore que l'auteur se trompe, parce qu'il prend l'idée du monde, le monde intelligible ou l'étendue intelligible, pour le monde; les idées pour les choses mêmes et qu'il croit que l'étendue du monde est éternelle nécessaire etc., parce que telle et l'étendue intelligible : fondé sur ce principe que vous rapportez, mal entendu par l'auteur' qu'on peut assurer d'une chose ce que l'on conçoit être renfermé dans son idée. Ce principe est vrai, parce que Dieu ne peut avoir créé les êtres que sur les idées qu'il en a, et que les idées que Dieu a sont les mêmes que les nôtres, quand elles sont nécessaires. Car il n'y aurait rien de certain si les idées que nous avons étaient différentes de celles de Dieu. Ce principe est vrai par rapport aux propriétés des êtres mais il n'est pas vrai par rapport à leur existence. Je puis conclure que la matière est divisible, parce que l'idée que j'en ai me la représente telle : mais je ne puis pas assurer qu'elle existe, quoique je ne puisse pas douter de l'existence de son idée. Car son idée est actuellement l'objet immédiat de mon esprit, et non la matière même, et je ne puis savoir qu'elle existe que par révélation ou naturelle ou surnaturelle, ainsi que je l'ai expliqué dans les Entretien] métaphysiques. Le monde intelligible est en Dieu et Dieu même car tout ce qui e~t en Dieu est substantiellement tout Dieu. Il n'en est point une modalité, parce qu'il n'y a point de modalité dans l'infini, de néant dans l'être, ou qui termine l'être infinis. Dieu est tout ce qu'il est, partout où il est, dans tout ce qu'il est, ce que l'esprit fini ne peut comprendre. Mais nous ne voyons pas' l'essence de Dieu selon ce qu'elle est en elle-même absolument, quand nous pensons à l'étendue au monde intelligible. Nous ne voyons que ce que Dieu voyait en lui-même, quand il a voulu créer le monde.

Je ne comprends pas monsieur comment vous trouvez de la difficulté à concevoir (lettre précédentes) à concevoir la différence qu'il y a entre l'idée d'une chose et la chose même, entre l'étendue créée, que j'appelle matérielle celle dont le monde et composé, et qui sans le mouvement, qui est la cause de leurs, différentes figures, ne serait qu'une masse informe, et l'idée que Dieu en a et dont il affecte mon esprit, idée que j'appelle intelligible, parce que la matière ou l'étendue créée n'a point d'efficace propre, et ne peut agir sur mon esprit. Je suis surpris comment de la réponse de Théodore (Entretiens métaphysiques, n° 12 10) vous concluez que par l'étendue intelligible, il est clair que je n'entends autre J ose que l'étendue rubîtance, dont l'étendue créée ou matérielle, c'est-à-dire les corps la couleur la dureté etc., qui affectent nos sens et notre imagination ne sont que les simples modes. J'entends, monsieur, tout autre chose que ce que vous pensez. Cela ce évident par ce qui précède; mais je m'explique :

Quand je pense à l'étendue les yeux fermés, alors l'idée de l'étendue me la représente immense et partout la même, parce qu'elle affecte mon esprit partout d'une pure perception, et' si légère qu'il me semble qu'elle n'est rien et ne représente rien de réel. J'appelle cette étendue intelligible, parce que cette idée ne m'affecte point par mes sens. Mais dès que j'ouvre les yeux, je dis que c'et cette même idée et non quelque autre, qui m'affecte de perceptions sensibles qu'on appelle couleurs, rouge vert bleu; alors, cette même idée devient sensible d'intelligible qu'elle était, c'est-à-dire qu'elle m'affecte de perceptions sensibles. Car la même idée peut par son efficace, car tout ce qui et en Dieu est efficace, peut, dis-je, affecter l'âme de différentes perceptions; et cela même par chaque partie idéale, je dis idéale, car l'étendue intelligible n'est point localement étendue, et n'a point, de parties étendues. Par exemple l'idée de main, qui seule et l'objet immédiat de mon esprit, peut dans le même temps m'affecter de différentes perceptions, savoir couleur, chaleur, douleur, et si Dieu le voulait peut-être de cent mille autres : car il et certain, que les perceptions sensibles ne sont que des modifications de l'âme différentes de l'idée, ou de l'objet immédiat aperçu. Si donc je regarde ma main, j'en aurai la perception couleur; si je la regarde dans l'eau, j'en aurai la perception, froideur; et si, en même temps que je la regarde dans l'eau froide, j'ai la goutte, j'en aurai la modification ou perception, douleur. Ainsi, la même idée de ma main peut m'affecter en même temps4 de différentes perceptions : et à plus forte raison, c'est la même idée qui peut affecter Ariste, selon la réponse que lui fait Théodore, lorsqu'il en a de légères et indifférentes perceptions, ou qu'il en a de vives et intéressantes.

Il me paraît toujours que la cause des erreurs de l'auteur ce qu'il confond les idées des choses avec les choses mêmes, les idées qui seules peuvent affecter les intelligences avec les êtres qui ne peuvent agir sur l'esprit. Cependant, ce n'et pas notre propre corps même qui agit sur notre âme, mais l'idée de notre corps. Car la main qui fait mal à un manchot, lorsque l'origine des nerfs qui répondaient à sa main avant qu'on la lui eût coupée sont rudement ébranlés', n'et que la main idéale. Car sa main qu'il croit être celle qui lui donne la perception douleur n'est plus. Avant même qu'elle fût coupée, ce n'était point elle qu'il voyait, et qu'il sentait immédiatement, car il n'y a que les idées qui affectent les esprits; idées efficaces parce qu’elles ne sont [que]' l'essence du Tout-puissant, en tant qu'elle renferme éminemment les perfections qu'il a créées, qui touche l'esprit. L'étendue intelligible n'et point sans doute l'étendue que vous appelez étendue substance, mais l'idée de l'étendue substance dont le monde est composé; c'et l'idée' de l'étendue substance dont Paris, Rome, etc. sont des parties et non des modes simples. Les modifications de l'étendue ne sont que les figures qui les terminent, et l'on n'a jamais pris les, parties d'un tout pour les modifications du tout, une demi-sphère soit intelligible, soit matérielle, pour des modifications de la sphère; un pied cube d'étendue pour une modification d'une étendue infinie, car une étendue infinie n'aurait point de modification, point de terme en quoi consiste la modification.

Je ne comprends rien, monsieur, dans ce que vous répondez à ce que j'ai dit : qu'un pied cube et une substance, ou plutôt une infinité de substances, ou 12 x 12 x 12 pouces de substance; car je puis apercevoir un pouce cube sans apercevoir le pied cube; mais je ne puis apercevoir la figure qui le termine sans l'étendue qu'il renferme, parce que la figure n'en et que le termes. La figure et donc le mode, et l'étendue la substance, ou l'idée de la figure l'idée du mode, et l'idée de l'étendue l'idée de la substance étendue. Il et évident que si un pied cube n'et pas substance, mais modification, une infinité de pieds cubes ne feront point une substance infinie mais un assemblage infini de modifications.

Je sais bien qu'un pied cube et de même nature que toute autre étendue : mais ce qui fait qu'un pied cube et distingué de tout autre, c'et son être propre, son existence. Qu'il y ait des êtres de même ou de différente nature, si cela se peut ou qu'il n'y ait" rien qui l'environne, il sera toujours ce qu'il est. Je sais aussi que l'idée de l'étendue est infinie, que l'esprit ne peut l'épuiser : mais l'idée de l'étendue n'et pas le monde : c'est l'idée de la substance étendue, substance dont le souverain Ouvrier, après l'avoir créée, a composé l'univers avec un art infini. Car il lui fallait une substance divisible à l'infini pour perpétuer la génération des animaux et des plantes, sans arrêter le cours uniforme et majestueux de sa providence. J'ai traité cette matière dans une optique [que] j'ai donnée dans la dernière édition de la Recherche de la vérité.

Je trouve, monsieur, que l'auteur et plein d'équivoques et qu'il ne prouve ici que cette vérité : que l'idée d'une étendue infinie est présente à l'esprit, en sorte que l'esprit ne peut l'épuiser; et cette vérité encore qu'il n'y a point deux sortes d'idées d'étendues; mais il confond l'idée de l'étendue avec le monde. Il faut bien que l'ouvrage soit conforme à l'idée de l'ouvrier, idea suo ideato, comme il parle; mais il n'et pas possible qu'il soit l'ouvrier même.

Pour moi, monsieur, je conçois clairement dans l'étendue intelligible infinie, une infinité de parties intelligibles; et que si l'étendue créée n'était qu'une masse informe sans mouvement, il y aurait une infinité de parties différentes dont on pourrait former Paris Rome des cubes des sphères, qui seraient toutes des substances particulières de cette substance infinie, et toutes de même attribut, c'est-à-dire toutes étendues et de même nature, toutes des substances mais plus ou moins grandes. Je conçois même à l'égard des nombres que les unités dont ils sont composés sont infinies et distinguées, j'entends intelligiblement, car je parle des nombres nombrants. Ce ne sont pas différentes substances, car ils sont en Dieu, et tout ce qui est en Dieu et Dieu tout entier, si l'on peut parler ainsi. Il mt un et tout. Tel et nécessairement l'Être infinis, et ce que l'esprit fini ne doit pas espérer de comprendre, jusqu'à ce qu'on le voie tel qu'il est. Car nous ne pouvons savoir que les choses dont il nous a donné des idées claires, et nous ne concevons clairement que l'étendue et les nombres et quelques principes généraux. Je dis donc qu'il y a une infinité d'unités intelligibles : car s'il n'y en avait que dix, on ne pourrait penser à cent, parce que dix n'et pas cent, et qu'il contient dix fois moins d'unités que cent. Ainsi l'esprit ne peut voir cent dans dix : car il y en aurait quatre-vingt-dix qu'il verrait et qui ne seraient point. Mais voir rien, et ne point voir, c'et la même chose. On peut conclure de là qu'il n'y aa que l'être infini qui peut seul éclairer l'esprit. Mais c'e9t une vérité qu'on peut démontrer en cent manières. Je la prouve dans le Traité d'optique d'une manière dont je crois que vous serez content, d'autant plus que l'optique et une matière où on démontre mathématiquement les vérités. L'optique fait voir la différence extrême qui et entre les idées et les objets qu'elles représentent, et qu'il n'y a qu'une intelligence infinie qui puisse en un clin d'oeil faire une infinité de raisonnements instantanés tous réglés par la géométrie et les lois de l'union de l'âme et du corps. Je crois aussi, avant ce traité, dans le quatrième volume, avoir démontré la cause physique de tous les effets naturels, que je prouve par l'explication du feu, de la dureté, fluidité, lumière, couleurs, la réfraction, réflexion, pesanteur, le tout fondé sur ce principe que les corps ne sont mus que lorsqu'ils sont poussés; et sur quelques expériences dont tout le monde convient et que chacun peut faire. Croiriez-vous, monsieur, que la cause de la pesanteur est la même que la réfraction des verres? Je dis cela pour donner la curiosité d'en voir la preuve, et de vous détourner de l'auteur en question.

Vous voulez bien, monsieur, que je vous dise que l'évidence ne se trouve que lorsqu'on ne raisonne que sur les idées claires, et que Jésus-Christ étant venu pour nous instruirez par les apôtres des vérités où nous ne pouvons atteindre, on peut bâtir sur les dogmes de la foi, et tâcher d'en avoir l'intelligence. Mais les révoquer en doute, ou ne les vouloir, croire que lorsqu'on en voit clairement la vérité, c'et une disposition mortelle. Vous citez la Recherche de la vérité: lisez-en, monsieur, le troisième chap., art. a2.

Faute d'avoir une idée claire de l'âme nous n'en connaissons rien : car le sentiment intérieur n'et pas proprement une connaissance. Nous connaissons clairement un cercle un cube, un nombre, etc., il et vrai, mais c'et que ce sont des idées claires. Mais nous ne connaissons point les perceptions ou les modifications dont ces idées accèdent notre esprit, parce que nous n'avons pas, l'idée ou l'archétype de l'esprit. Nous voulons, nous formons des actes, sans savoir ce que c'est qu'un acte; en un mot, nous ne connaissons rien de ce que nous sentons en nous. Cependant l'âme et finie; de plus, elle se sent; elle n'et° point distinguée d'elle-même. Nous ne devons donc pas' révoquer en doute des vérités bien prouvées d'ailleurs, à cause des prétendues démonstrations d'un auteur qui ne savait peut-être pas qu'on ne peut rien démontrer qu'en développant des idées claires, et qui certainement ne voyait pas l'essence divine infinie en elle-même.

Trois personnes se trouvent ensemble : un philosophe, un géomètre, un goutteux. Le géomètre dit au goutteux :

« Vous croyez que vous avez la goutte; mais il n'en et rien, je vous le démontre :

La douleur ne peut être causée que par votre corps, ou par votre âme, ou de Dieu seul.

1° Elle ne peut être causée par le corps; car votre corps ne peut agir sur votre âme, demandez-le à M. le philosophe.

2° Ce n'et pas votre âme qui se tourmente elle-même; car si la douleur dépendait de vous, vous n'en souffririez jamais.

Enfin, ce ne peut être Dieu, car Dieu ne la connaît pas, la douleur'. Certainement Dieu ne tire ses connaissances que de lui-même. Or il n'y a point en lui de douleur : il serait malheureux,. Il ne peut donc pas en vouloir produire en vous, puisqu'il ne sait ce que c'eft. Cela et démontré : demandez le au philosophe, ou montrez-nous précisément le défaut de la démonstration.

- Je sais qu'elle est fausse, répond le goutteux", et que vous vous moquez de moi : adieu,. » Le vrai fidèle fait comme le goutteux. Il n'écoute pas seulement ceux qui attaquent la foi de peur d'être embarrassé par des objections qu'il ne pourrait pas résoudre ; car perdre la foi c'est tout perdre. Et la foi ne vient que par la révélation et non de la spéculation des idées claires des mathématiques et des nombres.

Je suis monsieur avec bien du respect votre très humble et très obéissant serviteur.

MALEBRANCHE, P. D. L. O.

Ma santé, monsieur, a peine à se rétablir : je viens encore de me faire saigner. J'ai soixante-seize ans. Je ne sais si je répondrai à L' Action de Dieu sur les créatures, quoiqu'il y a déjà du temps que j'y fais mes observations'. L'auteur parle bien et raisonne à mon sens fort mal. Il me paraît qu'il renverse toutes les idées qu'on avait de Dieu : sagesse, justice, bonté, etc., et je crois que ce livre tombera quand la prévention sera passée. Les objections qu'il me fait sont celles de M. Arnauld, auxquelles j'ai répondu autant que je l'ai cru nécessaire'.

==Quatrième Lettre==

Monsieur, [23] Je viens de recevoir votre lettre datée du 26 d’août. Vous m’y faites des remerciements que la réponse que j’ai eu l’honneur de vous faire ne devait pas me faire espérer, et celle-ci encore moins, Car je juge comme j’ai fait dès le commencement que c’est peine perdue que de philosopher par lettres sur de matières abstraites. J’ai lu, monsieur, avec attention votre dernière, et permettez-moi de vous dire que je ne l’entends pas, et qu’il me semble que vous n’avez pas entendu celle à laquelle vous répondez. C’est apparemment ma faute, ou plutôt ce n’est ni ma faute ni la vôtre. C’est qu’il n’est pas possible de se faire entendre clairement, quando n ne convient pas exactement de la définition des termes dont on se sert; et qu’on ne peut definir que par d’autres qui seront aussi equivoques que les premiers, tant que les esprits qui ont des sentiments différents ne peuvent se faire actuellement plusiers interrogations, et en recevoir aussitôt réponse. Par exemple de sept aiomes de l’auteur, il n’y a que lê troisième qui me paraisse sans equivoque. [24] Je crois, monsieur, vous avoir écrit que as cinquième démonstration était fausse; mais voulez que je vous marque précisément l’endroit. C’est à la troisième ligne: Condetur ergo, etc. . Je ne l’accorde pas; car Paris n’est pas Rome, la boule A n’est la boule B. Ce sont deux boules, et, par conséquent, deux susbstances. « Non dirait l’auteur. Ce sont deux boules, mais c’est la même susbtance, car l’une et l’autre sont étendues. » J’en conviens, l’idée de l’une convient à l’idée de l’autre. Mais elle peut être sans l’autre, elle peut être conçue sans l’autre. « Oui, dirait-il, mais elle ne peut être conçue sans étendue. » Il est vrai. Mais c’est qu’une substance ne peut être conçue sans ce qui la constitue substance. Elle est partie de l’étendue ou de la substance qui compose l’univers; mais elle n’est pas la modification de l’étendue; ou par lê mot de modification, ou de manière d’être, ou d’affection, terme que je n’entends pas, vous n’entendez pas ce que tout le monde entend. Si nous n’attachons pas les mêmes idées aux mêmes termes, nous parlons inutilement. La rondeur est, selon tout le monde, la modification de la substance, ou de l’étendue de la boule, parce qu’on ne peut concevoir de rondeur sans étendue. Je puis concevoir la boule A, et elle peut exister toute seule. « Non, dirait-il, cette boule serait infinie; car qui est-ce qui la terminerait? » Rien, lui dirais-je. Car pour la terminer il ne faut rien : il suffit qu’elle soit telle qu’elle est. La rondeur de boule n’appartient qu’à la boule, et dépend nullement de ce qui l’environne; que ce soit de l’air ou rien c’est la même chose. « Mais ne concevez-vous pas que l’étendue est infinie? ... » Oui, l’idée de l’etendeue est infinie; mais cela n’empêche pas que la boule ne soit une substance, une partie de la substance, fût-elle infinie, dont lê monde est composé. L’idée de l’étendue est infinie, mais son ideatum ne l’est peut-être pas. Peut-être n’y a-t-il actuellement aucun ideatum. Je ne vois immédiatement que l’ idée, et non l’ideatum : et je suis persuade que l’idée a été une éternité sans ideatum. L’idée est éternelle infinie nécessaire et efficace même, car il n’ya que l’idée qui agisse sur les esprits, qui les éclaire et qui puísse les rendre heureux ou malheureux. Mais je ne vois point immédiatement l’ideatum. Je ne sais que par une espèce de révélation s’il y en a. En um mot, je puis concevoir qu’il n’y en a point. Car, prenez-y garde, mon esprit ne sent point immédiatement son propre [corps]; il ne lui est point immédiatement uni, mais à l’idée de son corps. Car l’expérience apprend qu’un manchot sent une main qui lui fait mal, e til n’a plus la sienne. C’est donc l’idée de as main qui l’afflige, et non l’ideatum. Quand je n’aurais point de corps, et qu’il n’y aurait rien de créé que mon âme, Dieu, par ses idées efficaces, pourrait donc me faire voir et sentir comme je vois et je sens. Il faut prover ou démontrer le contraire. [25] Si l’auteur était présent, il me dirait apparemment: « Il faut affirmer d’une chose ce que l’on conçoit être renfermé dans son idée. Or, l’idée de l’étendue est infinie, donc aussi l’ideatum.» Je lui répondrais : Le principe est vrai mais c’est supposé que l’ideatum existe, e til n’em prouve point l’existence. Si l’on voyait les objets em ex-mêmes, on ne pourrait les voir s’ils n’étaient pas : mais de ce qu’on voit les idées des choses, il ne s’ensuit pas que les choses soient. C’est l’idée de la main qui modifie de douleur l’âme du manchot : l’ideatum c’est-à-dire as main n’est plus : elle a été mangée des vers. C’est l’idée d’un spectre qui affraye um fou, son ideatum n’est point. Le principe est vrai mais c’est parce que celui qui a crée les êtres sur ses propres idées, nous éclaire par ces mêmes idées; et il n’est principe que dans cette supposition, car Dieu n’a pas créé les êtres sur nos idées mais sur les siennes. Lê premier et incontestable principe est celui-ci : Tout ce que l’esprit aperçoit immédiatement est nécessairement. Car s’il n’était pas, s’il était rien, l’esprit, em l’apercevant, n’apercevrait point; ce qui se contredit. Mais le principe cartésien n’est incontestable que par rapport aux idées qu’on voit immédiatement et directement, et non par rapport aux choses qu’on ne voit point en elles-mêmes. Il est bom dans les mathématiques purês, qui ne considèrent que les idées; mais il n’est pas le premier principedans la physique. Il n’est vrai qu’en supposant que Dieu nous éclaire par les mêmes idées sur lesquelles il a forme son ouvrage. [26] Je ne suis pas monsieur votre lettre : cela irait trop loin. Comme je pars demais pour la campagne je n’en ai pas lê loisir. Ainsi je crois que vous ne trouverez pas mauvais que je finisse, et que je vous prie même que nous cessions de travailler inutilement. Je ne crois pas pouvoir vous dissuader de vos sentiments par de si courtes réponses à vos lettres, qui quoique longues et bien écrites ne révellent pas toujours dans mon esprit des idées claires. Ce que l’auteur ose appeler démonstration n’en a, selon ma pensée, que l’apparence extérieure et l’arrangement des propositions. Démontrar, proprement, c’est développer une idée claire et em déduire avec évidence ce que cette idée renferme nécessairement : et nous n’avons, ce me semble, d’idées assez claires, pour faire des démonstrations que celles de l’étendue et des nombres. L’âme même ne se connaît nullement : elle n’a que sentiment intérieur d’elle-même et de ses modifications. Étant finie elle peut encore moins connaître les attributs de l’infini. Comment donc faire sur cela des démonstrations? Pour moi je ne bâtis que sur les dogmes de la foi dans les choses qui la regardent, parce que je suis certain par mille raisons qu’ils sont solidement poses : et si j’ai découvert quelques vérités théologiques, je lê dois principalement à ces dogmes, sans lesquels je me serais égaré comme plusieurs autres quin e se sont assez défiés d’eux-mêmes. Je prie Jésus-Christ qui est notre sagesse et notre lumière, et sans lequel nous ne pouvons rien, qu’il vous découvre les vérités qui vous sont nécessaires pour vous conduire dans la voie qui conduit à la possession des vrais biens. Je suis Monsieur avec bien du respect votre três humble et três obéissant serviteur.

Malebranche, P. D. L. O.

[27] Je n’entends point, monsieur, l’auteur de la Prémonition physique sur ses degrés d’être ajoutés à l’âme, et je suis persuadé qu’il ne s’entend pas lui-même. Il parle mieux qu’il ne pense, ou il a d’autres idées que lê commun des hommes. [28] J’ai fait diverses additions dans la dernière édition de la Recherche de la vérité. Mais les principales sont dans le quatrième volume, vers la fin.

À Paris, ce 6 septembre.