Lettres à Falconet/6

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Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 126-127).


V


Mars 1766.


J’ai reçu, cher ami, votre réponse ; si vous avez eu autant de plaisir à l’écrire que moi à la lire, vous devez être assez content de vous.

Il y a tout plein de choses fines, il y en a de fortes, il y en a d’ironiques, il y en a d’agréables ; vous êtes un diable de serpent qui vous tortillez autour de moi en cent façons diverses. Mais si je puis une fois prendre le serpent par le cou, je le serrerai si fort, si fort !…

À vue de pays, il y a bien quelques bêtises par-ci par-là dans mon ami Pline ; mais puisque vous vous êtes donné la peine de le lire pour l’attaquer, il faudra bien que je prenne celle de le lire pour l’abandonner ou le défendre.

Par hasard, n’auriez-vous pas sauté à pieds joints par-dessus une infinité de jugements très-sains, très-justes, très-délicats, que j’ai quelque mémoire d’y avoir lus, pour appuyer votre furie sur trois ou quatre phrases mal dites, mal tournées ?

Pour Voltaire, il est assez impossible de le défendre : il ferait fort bien de se corriger. Quoi qu’il en soit, je suis sûr que quand il prononce sur l’idéal d’un morceau, sur les caractères, les expressions, les passions et quelques autres parties qui ne tiennent point essentiellement au technique, il prononce de manière à ne rien redouter. Tout le technique possible ne supplée pas à ces qualités, sans lesquelles le morceau est froid et maussade. Et ces qualités, quand elles sont dans un morceau, peuvent quelquefois pallier le vice du technique, à moins que ce vice ne soit effroyable. C’est un homme qui dit de belles choses, et qui les dit en mauvais termes ; c’est Rouelle qui, en appliquant les principes de l’art aux phénomènes du monde, dit : Je venions, j’allions. J’admire son génie en riant.

Je vous reprendrai, cela est sûr. S’il ne s’agissait que de mettre mes raisons à l’abri de vos insultes, ce serait demain ; mais il faut que je lise, et il y a bientôt vingt ans que je ne lis plus.

Bonsoir, mon ami. Vous devez m’aimer à la folie de vous avoir fait faire le morceau que vous m’avez envoyé. Je ne veux plus que vous écriviez davantage ; vous finiriez par avoir toutes sortes de supériorités sur moi.

Bonsoir. Ah ! si vous saviez de quoi je m’occupe et dans quelles circonstances je reçois votre papier ! J’arrive à onze heures ; je vous lis rapidement ; je vous relirai une fois, deux fois, trois fois ; mais il faut auparavant que j’intercale des papiers blancs entre vos feuillets afin de jeter mes observations tout contre les vôtres.

Bonsoir, encore une fois. Si je rejette les yeux sur votre lettre, adieu le reste de la nuit.