Lettres à Herzen et Ogareff/À Herzen (8-12-1860)

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Lettres à Herzen et Ogareff
À Herzen, 8 décembre 1860, Irkoutsk.


CORRESPONDANCE DE MICHEL BAKOUNINE

LETTRE DE BAKOUNINE À HERZEN.


8 décembre 1860, Irkoutsk.


Mon ami Herzen,


J’ai reçu ton mot au moment où je finissais mon article « Réponse à la Cloche », que je joins à cette lettre. Il serait superflu de te dire combien fut grande ma joie à la vue de ces chères lignes écrites de ta main. Cette courte lettre m’encouragea, car elle éveilla en moi l’espoir que mes paroles seront bien accueillies par toi. C’est la troisième missive que je t’adresse. La première, qui comprenait vingt feuilles, au moins, ne t’est pas parvenue ; la seconde te sera remise par ton ami X… qui est parti d’ici depuis trois semaines déjà[1]. J’espère qu’elle te parviendra, sinon avant, au moins en même temps que celle-ci qui n’est pas achevée, mais dont la fin tu recevras d’ici peu, puisque j’ai enfin trouvé le moyen de te faire parvenir ma correspondance.

Ces trois lettres ont pour sujet Mouravieff-Amourski qui, depuis quelque temps, est devenu l’objet des violentes et très injustes attaques, que tu lui prodigues dans ton aveuglement peu compréhensible. Car ces attaques sont dépourvues de tout fondement ; je te le répète de nouveau, que parmi tous les détenteurs du pouvoir en Russie, Mouravieff est le seul homme que nous pouvons et que nous avons même le devoir de considérer comme l’un des nôtres, dans le sens le plus étendu du mot. Il est des nôtres par ses sentiments, par ses idées et ses actes, par ses aspirations, enfin, par la virilité de ses intentions. Comment se fait-il donc alors, mon cher Herzen, que tu le méconnaisses ? C’est vraiment déplorable. Si tu savais comme il aime la Cloche et combien il lui est pénible d’y trouver la moindre erreur qui puisse devenir compromettante pour elle ; quelle sympathie il a pour toi, comme il t’estime et quelle amertume lui causent tes accusations non justifiées. Tes fausses attaques contre lui retentissent juste au moment, où de tous côtés s’éveillent la jalousie et les intrigues lâches dirigées par notre Philippe-Égalité, le grand-duc Constantin Nicolaevitch. « On méconnaît toujours les siens », dit le grand-duc en parlant de toi.

Sous peu, Mouravieff quittera ses fonctions et en même temps la Sibérie, se dirigera vers l’étranger. Il compte bien avoir une entrevue avec toi. Et, en faisant sa connaissance, tu pourras juger par toi-même que c’est un homme intègre qui a de l’intelligence, du sentiment, du cœur et de l’énergie. Il est tout à fait dévoué à notre cause, et je t’assure qu’il est le meilleur et le plus fort de nous et que l’avenir de la Russie repose sur lui. Éventuellement, il se décide à se retirer des affaires, malgré le portefeuille de ministre de l’intérieur que l’on veut lui offrir. Il a pris la ferme résolution de ne rien accepter avant que le système gouvernemental ne soit radicalement changé et son programme politique adopté. Celui-ci se résume en peu de mots :

1o L’affranchissement absolu des paysans en les dotant de la terre qu’ils cultivent ;

2o Les tribunaux publics avec jurés, auxquels tous les fonctionnaires du haut en bas de l’État seront soumis ;

3o L’enseignement populaire pratiqué sur une large échelle ;

4o Le self-government, l’abolition de la bureaucratie, et autant que possible, la décentralisation de l’empire Russe, sans constitution ni parlement. Il sera établi une dictature de fer en vue de l’émancipation des Slaves, laquelle doit commencer par la Pologne, recouvrant son intégrité, et par une lutte à mort avec l’Autriche et la Turquie.

Voilà tout le programme de l’homme énergique et sérieux qui a déjà donné des preuves suffisantes qu’il est à même de mettre ses projets à exécution. Je vous réponds de la sincérité de Mouravieff, car, je le considère comme l’un de mes meilleurs amis. Moi, qui suis votre ami intime, l’ami dévoué de votre Cloche[2], dont l’influence et l’intégrité en Russie, croyez-le bien, me sont aussi chers qu’à vous-même, — quels sentiments ne devrais-je pas éprouver en lisant ces pages, où aveuglés mal renseignés vous étalez le mensonge et la calomnie, où vous attaquez cet homme, unique en Russie, qui mériterait toute notre énergique défense.

Écoute, Herzen, si tu veux prêter foi à mes paroles, tu peux te dispenser d’insérer cette réponse que je fais à la Cloche, car j’espère que toi-même, tu sauras donner une satisfaction complète à Mouravieff « sans réticences et sans équivoques »[3], dans des termes que tu dois à cet homme de bien, en observant toutefois, dans tes expressions la prudence nécessaire pour ne pas le compromettre vis-à-vis du gouvernement russe. Mais, si tu ne peux croire à ce que je te dis, ou que tu n’y crois qu’à moitié, et qu’il reste au fond de ta pensée le moindre doute à ce sujet, je te conjure alors, au nom de notre amitié, de tout ce qui nous a uni jusqu’à ce jour, de publier ma réponse tout entière, sans y faire les moindres coupures, avec ma signature si tu le trouves nécessaire. Il y a de ces situations où l’on est obligé d’envoyer la prudence et toutes les autres combinaisons au diable. Je n’ignore pas que la publication de ma réponse pourrait avoir de très grands inconvénients pour moi ; d’abord, cela contribuerait à me clouer en Sibérie encore pour plusieurs années ; en deuxième lieu, elle pourrait prématurément compromettre Mouravieff vis-à-vis du gouvernement et nous tous, dans la personne de Pietrachevski, vis-à-vis du public russe. Enfin, elle compromettrait la Cloche elle-même, qui vient de faire déjà une gaffe maladroite et grossière. Et encore une fois je ne te demande de publier mon article que si ton esprit ou ton cœur ne te dicte quelque autre moyen de donner une complète satisfaction à Mouravieff. De même que dans une affaire d’honneur, de même dans toute autre affaire, telle ou telle conduite dirigée dans un sens ou dans l’autre, amène des suites souvent fâcheuses pour les deux intéressés, conséquences auxquelles, ni l’un, ni l’autre, n’ont le droit de se soustraire. Puisque tu as livré à la publicité tes attaques contre Mouravieff, tu lui dois une réparation ; publie donc cette réponse à ton article, ou alors, fais à haute voix l’aveu, que ta bonne foi a été surprise. Voilà ce que j’attends de ton sentiment de justice et de ton dévouement à notre cause. Herzen, songe que si tu es notre juge, nous avons, nous, le droit d’être les tiens, qu’entre toi et nous il existe la solidarité de la responsabilité réciproque que, pas plus que nous, tu n’as le droit de rompre…

Assez sur ce sujet privé ; abordons la question générale de la situation de la Cloche. On entend dire de tous côtés qu’elle a beaucoup perdu de son influence. Les fausses nouvelles ont, sans doute, amené cette défaillance ; et, alors, deux ou trois bévues telles que celle que vous venez de faire à l’égard de Mouravieff et de la Sibérie orientale suffiraient pour anéantir votre journal. Vous devez observer une plus grande circonspection dans le choix de vos correspondants. On affirme que la Russie dégèle ; mais il ne faut pas oublier qu’en dessous de la glace se trouvent toujours accumulées des quantités de fumier qui exhale une odeur nauséabonde. Cette vie essentiellement russe, ces mesquines intrigues et ces passions russes, cette ambiance ordurière et puante de notre pays, — dépôt de vils intérêts et d’une mesquine vanité, — l’insipidité, la jalousie, la haine, le vide et l’engourdissement d’un cœur qui a cessé de battre ; avec cela, des paroles généreuses, des phrases retentissantes et des actes insignifiants. Et tout cela veut se produire et se porte vers la Cloche, vu qu’il n’existe pas d’autre organe russe libre. Par le temps qui court, il n’est pas difficile de dissimuler sa véritable physionomie sous le masque du libéralisme et du démocratisme, — qui donc n’a pas connaissance de ces grands mots aux belles phrases ! Elles sont si bon marché, si inoffensives et présentent si peu de danger aujourd’hui. On les entend si souvent retentir dans tous les coins et recoins de la Russie, jusqu’en Sibérie même, qu’on se sent froissé en les répétant. Un libéralisme officiel, un démocratisme officiel, des sons, des paroles vides de sens, derrière lesquelles s’abrite une réalité mesquine tellement abominable que l’on en éprouve des nausées ; car, en Russie, les paroles me produisent l’effet d’un vomitif, — plus elles sont fortes et brillantes, plus forte est la nausée qu’elles provoquent. On ne peut ajouter foi qu’aux affirmations de ceux chez lesquels elles passent en action. Et je voudrais voir élever des gibets proportionnés à la hauteur des discours de ces orateurs ; car, plus éloquent serait le développement de leur thèse, plus haut devrait se dresser le gibet érigé à leur intention. Parmi vos correspondants s’en trouverait-il beaucoup de ceux qui seraient capables et prêts à se dévouer réellement à notre noble cause, à laquelle les paroles magnanimes qu’ils prodiguent semblent cependant, les appeler. Et néanmoins vous les écoutez attentivement !… Vous avez entrepris une tâche difficile presque impossible, c’est celle de juger de Londres les personnes qui vivent et agissent en Russie. Tant que les grands rôles étaient joués par les Kleinmichel, les Orloff, les Zakrevski, les Panine, etc., etc., les hommes du règne de Nicolas que vous avez tous connus, c’était une chose facile que de les juger dans leurs actes, mais à présent, sur l’arène politique apparaissent des personnages qui vous sont entièrement étrangers. Et vous êtes obligés de porter votre jugement sur eux et sur leurs actes suivant les informations qui vous sont envoyées de Russie. Quel est donc celui qui pourrait vous garantir leur authenticité ? Ne devriez-vous pas avoir en Russie quelques amis de vos coreligionnaires, connaissant bien le pays et doués du talent pratique de la perspicacité et du bon sens, à la bonne foi et à la justesse des appréciations desquels vous pourriez vous lier entièrement, qui par leur témoignage certifieraient, en les appuyant, les faits qui vous sont rapportés. Car, autrement, vous serez toujours trompés et vous finirez par ne plus avoir aucune influence en Russie. Certes, je sais bien qu’il n’est pas facile de trouver de ces correspondants, même parmi les journalistes et même parmi ceux qui appartenaient jadis à nos cercles, — la plupart d’entre eux sont engourdis et, bien que vivants, ils parlent et agissent comme des morts au milieu des morts.

Quel étrange phénomène présente actuellement la vie publique en Russie, qu’elle soit officielle ou particulière ! C’est bien l’empire des ombres dans lequel se meuvent et discutent des fantômes d’hommes qui ont, semble-t-il, la faculté de penser et d’agir mais qui, cependant, ne vivent pas. C’est chez eux la rhétorique de toutes les passions, là où la passion elle-même fait défaut. On n’y voit ni réalisme, ni caractère prédominant, les tempéraments eux-mêmes n’existant plus. Toute la littérature est de l’écriture, du bavardage, sans le moindre souffle de vie, aucune action, aucun intérêt réel pour quoi que ce soit. On n’a même pas envie de causer avec n’importe qui ; déjà d’avance, on a la parfaite certitude que les paroles dites ne mèneront à rien, qu’aucune action n’en jaillira. À présent, ce sont les beaux jours du journalisme, c’est l’époque de son règne. Les Panaeff triomphent ; tous ceux qui savent manier la plume se frappent la poitrine avec passion et il n’en sort que des sons creux, parce qu’elle est vide de cœur. Leur cerveau est plein de certaines catégories d’idées toutes faites, de phrases composées d’avance, mais il n’est pas capable de travail productif. Leurs muscles manquent de force, leurs veines sont exsangues. Ce sont tous des fantômes prodiguant des paroles éloquentes et stériles, et l’on sent qu’en vivant au milieu de ces ombres, on perd aussi de sa force vitale et peu à peu l’on devient comme eux. Ils font à présent du commerce en détail, grâce au grand capital qui a été accumulé par Stankévitch, Biélinski, Granovski et par toi. Tombés dans un sommeil profond, ils délirent à haute voix en gesticulant et ne reviennent à la réalité que lorsqu’on touche à leur personnalité, à leur vanité, qui seule est la passion réelle de ces gens soi-disant distingués ; tandis que la passion de l’argent reste prédominante dans les autres couches de la société russe. Ces fantômes, auraient-ils donc la puissance de produire des miracles ? Et cependant, il en faudrait des miracles ; il faudrait des prodiges d’esprit, de passion et de volonté pour sauver la Russie. Je n’attends rien de ceux qui se sont fait un nom dans la littérature et je n’ai foi qu’en la force, restée latente, du peuple russe ; et j’ai foi aussi en le tiers-état qui, chez nous, se compose non pas de la classe des commerçants, plus pourrie encore que celle de la noblesse, mais bien en ce tiers-état qui, sans être reconnu officiellement, existe cependant de fait et qui se recrute constamment dans le milieu des serfs affranchis, des garçons de toute espèce de métier, des petits bourgeois, des fils des popes — ce sont là tout des éléments dans lesquels s’est encore conservé l’esprit ingénieux et l’audacieuse initiative de la nation ; et je crois encore que dans la noblesse elle-même beaucoup se dissimule…[4]

… rempli d’illusions dans sa vanité. C’est un curieux spectacle que présente actuellement la vie publique en Russie, tant officielle que non officielle ! Sous Nicolas, on pouvait supposer qu’elle renfermait une force comprimée, beaucoup de mystères inexpliquées. La voilà ouverte et que voyons-nous ? Le règne des fantômes, où des simulacres de vivants parlent et s’agitent, qui semblent penser et agir, mais, qui, pourtant, ne vivent pas. Ils possèdent la rhétorique de toutes les passions, mais la passion elle-même leur fait défaut…[5]

… Et cependant la Russie ne peut être sauvée que par des prodiges de passion, d’esprit et de volonté.

Terrible sera la révolution russe, et pourtant on l’évoque, malgré soi, car elle seule aura la puissance de nous tirer de cette néfaste léthargie et de nous rappeler aux passions et aux intérêts réels. Peut-être aura-t-elle aussi le pouvoir de produire des hommes vivants, car la plupart de ceux qui figurent aujourd’hui ne sont bons qu’à être livrés au bourreau. Telle est ma conviction. Je me demande s’il y en a beaucoup, même dans nos propres rangs, qui soient restés intacts ? L’action fatigue les hommes, les consume ; mais la fadeur les efface et les écule comme une vieille chaussure. Regardez Tourguéneff, Kaveline, Korch : sont-ce des hommes vivants ? Je ne connais pas vos autres amis, ni vos anciennes connaissances, mais je vous demande si la vie active s’est conservée chez eux ? On m’a donné l’espoir qu’au printemps prochain je pourrai rentrer en Russie ; je me mettrai donc, en arrivant, à la recherche des hommes d’action, car, pour moi, c’est un intérêt de premier ordre.

Ici, à part Mouravieff, j’ai fait encore la connaissance d’un jeune général, Nicolas Pavlovitch Ignatieff, le fils du gouverneur général de Saint-Pétersbourg, que tu dois connaître, Herzen. Il revient de Chine, où il a fait des prodiges. Avec ses dix-neuf cosaques, il y joua le rôle le plus brillant et il sut en tirer pour la Russie des avantages plus considérables que ceux dont bénéficièrent l’Angleterre et la France, et cela sous l’œil de MM. les ambassadeurs de ces deux pays, lord Elguine et le baron Gros, qui, pourtant, avaient chacun une armée à leur disposition. Vous connaîtrez par les journaux le traité qu’il a fait signer, mais ce que les journaux ne vous apprendront pas, c’est la barbarie sans pareille qu’exercèrent en Chine les troupes anglaises et surtout les soldats français. Les premières, composées essentiellement de cipayes, se contentèrent pour la plupart de pillage, mais les derniers, Français pur sang, sur tout leur parcours jusqu’à Pékin, violèrent les femmes, après quoi ils les noyèrent ou leur coupèrent les pieds. Les Russes grâce à leur génie national, leur ingéniosité et leur discipline en tirèrent avantage. À la tête de ses dix-neuf hommes, Ignatieff se présenta comme le sauveur des Chinois, et nous voilà aujourd’hui d’un pied ferme dans les parages de l’océan Pacifique.

Mais revenons à Ignatieff lui-même. C’est un jeune homme d’une trentaine d’années, très sympathique dans toute sa personne, par ses idées et ses sentiments. Il est intelligent, énergique, résolu et habile en tout, au plus haut point. Bien qu’il soit très ambitieux, c’est un noble et chaleureux patriote qui, en dehors de la politique slavophile, demande pour la Russie des réformes démocratiques. Bref, il veut la même chose que Mouravieff, mais son programme affecte quelques légères différences dans les nuances. Tous les deux se sont liés d’amitié et ils vont agir de concert. C’est avec des hommes comme ceux-là que vous devriez entretenir des relations suivies : ceux-là ne font pas de belles phrases, ne se prodiguent pas dans la presse, mais ils ont des connaissances solides et, chose rare en Russie, ils travaillent beaucoup[6].

Mes amis, que faut-il que je vous dise de ma propre personne ? Je me propose de vous envoyer d’ici peu un journal très détaillé de mes « faits et gestes », depuis que nous nous quittâmes, avenue Marigny ; pour le moment, je vous raconterai en quelques mots ma position actuelle.

Après avoir fait un an de prison en Saxe, à Dresde d’abord et à Kœnigstein ensuite, puis une année environ à Prague, cinq mois à peu près à Olmutz, toujours enchaîné et à Olmutz rivé même au mur, je me vis, enfin, transporté en Russie. Mes réponses à l’interrogatoire que j’ai dû subir en Allemagne, et puis, en Autriche, furent très laconiques. Je me bornai à dire : « Vous connaissez déjà mes principes ; je n’ai jamais cherché à les dissimuler, au contraire, j’ai toujours exposé mes théories à haute voix. Je voulais l’unification de l’Allemagne démocratique, l’émancipation des Slaves, la destruction de tous les empires et de tous les royaumes dont l’existence est basée sur la violence infligée aux peuples assujettis, et particulièrement, la destruction de l’Autriche. Je fus pris les armes à la main, vous avez donc les preuves suffisantes pour me faire juger par vos tribunaux. En dehors de cela, je ne vous donnerai aucune réponse sur les questions que vous aurez à me poser. »

En 1851, au mois de mai, je fus transporté en Russie, directement dans la forteresse des Saints-Pierre-et-Paul[7] et relégué dans le ravelin d’Alexis,[8] où je suis resté trois ans. Deux mois après ma relégation dans cette prison, je reçus la visite du comte Orloff qui se présenta au nom de l’empereur et qui me dit : « Sa Majesté m’envoie vers vous avec cet ordre : Dis-lui de m’écrire, comme le ferait le fils spirituel qui aurait à se confesser à son père spirituel. — Voulez-vous écrire ? » Je devins songeur pendant quelques instants ; je réfléchis que dans un tribunal public, devant un « jury », j’aurais le devoir de rester dans mon rôle jusqu’au bout ; mais, qu’enfermé, comme je l’étais entre quatre murs, me trouvant au pouvoir d’un ours, il me serait permis d’adoucir la forme, sans me faire un scrupule de cela. Je demandai donc un mois de temps, — j’acceptai. Et, en effet, j’écrivis une sorte de confession, quelque chose dans le genre de Dichtung und Wahrheit. D’ailleurs, tous mes actes furent parfaitement connus ; j’avais agi si ouvertement que je n’avais plus de secret à révéler à ce sujet. Après avoir dans cette lettre remercié Sa Majesté de sa condescendance, j’ajoutai : « Sire, vous désirez avoir ma confession, soit, je vous la ferai ; mais vous ne devez pas ignorer que le pénitent n’est pas obligé de confesser les péchés d’autrui. Après le naufrage que je viens de faire, je n’ai de sauf que l’honneur, mon seul trésor, et la conscience de n’avoir jamais trahi personne qui ait voulu se fier à moi, et c’est pourquoi je ne vous donnerai pas de noms. »

Après cela, « à quelques exceptions près », je racontai à Nicolas ma vie à l’étranger, en lui mentionnant tous les projets que j’avais formés, en lui faisant part de tous mes sentiments et de mes impressions, sans ménager les points où il pût puiser des enseignements sur sa politique intérieure et extérieure. Cette confession, calculée sur la précision de ma position sans issue et, d’un autre côté, sur le tempérament énergique de Nicolas, fut écrite en termes très hardis, — et c’est pour cette raison que ma lettre lui plut. En effet, je lui sais gré de ne pas m’avoir questionné après sur aucun autre sujet.

Après avoir fait trois ans de prison dans la forteresse des Saints-Pierre-et-Paul, je fus transporté à Schlusselbourg, où je suis resté trois autres années. Je fus atteint du scorbut et toutes mes dents tombèrent.

Ah ! quelle chose terrible que cette relégation à perpétuité ! Traîner une existence sans but, sans espoir, sans aucun intérêt de la vie… Et se dire chaque jour : Demain je serai encore plus abruti que je ne le suis aujourd’hui ! Souffrir des semaines entières d’un horrible mal de dents, qui revient sans cesse. Et cette insomnie qui chasse le sommeil nuit et jour — et quoi qu’on fasse, quoi qu’on lise, même pendant les courtes heures du rêve, se trouver sous l’empire d’une fébrile agitation qui vous remue le cœur et le foie, avec le « sentiment fixe » que vous n’êtes qu’un esclave, qu’un cadavre…

Cependant, je ne perdis pas tout mon courage. Si la religion avait encore été vivace dans mon cœur, elle se serait effondrée pendant mon séjour dans cette prison de la forteresse. Je ne désirais qu’une chose, c’est de ne pas me laisser aller jusqu’à la réconciliation et la résignation, de ne changer en rien, de ne pas m’avilir au point de chercher ma consolation en me trompant moi-même, — conserver jusqu’à la fin, intègre, le sentiment sacré de la révolte…

Nicolas mourut, mes espérances se ravivèrent. Vint le sacre du nouvel empereur, et avec lui l’amnistie. Mais Alexandre Nicolaevitch, de sa propre main, effaça mon nom sur la liste des amnistiés qui lui fut présentée. Et lorsqu’un mois plus tard ma mère se présenta à lui pour le supplier de me gracier, il lui répondit : « Sachez, Madame, que tant que votre fils vivra, il ne pourra jamais être libre. » Après cette réponse, lorsque mon frère Alexis vint me voir, nous convînmes d’attendre patiemment un mois encore ; mais, passé ce délai, si je n’étais pas libéré, il m’apporterait du poison. Ce mois d’attente s’écoula et je fus avisé que je pouvais choisir entre la relégation à la forteresse et l’exil en Sibérie. Bien entendu mon choix s’arrêta sur la Sibérie. Et ce n’est pas sans peine que ma famille parvint à me soustraire à la prison. Avec l’entêtement d’un bélier, l’empereur rejeta toutes les suppliques qui lui furent adressées à mon égard. Un jour, le prince Gortchakoff, alors ministre de l’extérieur, se présenta au tzar qui l’accueillit en tenant une lettre dans sa main (c’était celle que j’avais écrite en 1851, à Nicolas) et lui dit : « Mais, je ne vois pas le moindre repentir dans cette lettre. » Comme si cet idiot pouvait s’attendre encore à un « repentir » ! Enfin, en 1857, au mois de mars, je sortis de Schlusselbourg ; je passai encore huit jours dans le IIIe Bureau de la Chancellerie impériale, enfin, sur l’autorisation spéciale de Sa Majesté, il me fut permis d’aller à la campagne voir mes frères pendant vingt-quatre heures.

Au mois d’avril, je fus transporté à Tomsk, où je vécus pendant deux ans. Là je fis la connaissance d’une charmante famille, dont le chef, Xavery Wassilievitch Kviatkovski, était attaché à l’administration des mines d’or. Sa famille elle-même était établie à la campagne, la zaïmka d’Astangovo, comme on dit en Sibérie, située à une verste de la ville, et où elle habitait une toute petite maisonnette. J’y allais tous les jours et m’offrit comme professeur de français de me charger de l’enseignement des deux jeunes filles de la maison. Peu à peu, je me liai d’amitié avec celle qui devint ma femme, j’acquis toute sa confiance et je finis par l’aimer avec passion. Elle répondit à mon sentiment et nous nous unîmes. Marié depuis, déjà, deux ans, je suis complètement heureux. Ah ! qu’il est doux de vivre pour les autres, surtout lorsque c’est pour une charmante femme. Je me suis donné entièrement à elle, et de son côté, de cœur et d’esprit, elle partage toutes mes aspirations. Elle est Polonaise d’origine, mais elle n’a pas les idées catholiques de ce pays et partant, elle s’est émancipée du fanatisme politique ; en somme, c’est une patriote slave.

À force de démarches faites à mon insu, M. Gasford, le gouverneur-général de la Sibérie occidentale, obtint l’autorisation impériale de me faire entrer au service de l’administration officielle. Certes, c’eût été le premier pas vers ma libération, mais je ne pus me décider à accepter, — il me semblait qu’en voyant la cocarde officielle à ma casquette, je perdrais de ma pureté révolutionnaire. Je fis des démarches pour solliciter la permission de m’établir dans la Sibérie orientale ; à grand’peine je parvins à l’obtenir. On craignait pour moi les sympathies de Mouravieff, qui était venu à Tomsk dans le but d’y faire ma connaissance, et qui me donna publiquement des marques de son estime. Ou hésita longtemps à me donner cette autorisation qui me fut, enfin, accordée. En 1859, au mois de mars, j’arrivai à Irkoutsk et j’entrai au service de la Compagnie de l’Amour qui venait de se constituer. L’année suivante, je passai toute la belle saison en voyages dans la province de Zabaïkal que j’ai parcourue dans tous les sens. Au commencement de cette année, j’ai quitté le service de la compagnie, persuadé que cette compagnie n’arriverait à rien. Pour l’instant, je cherche du travail dans l’administration des mines de M. Benardaki, mais jusqu’ici, mes démarches n’ont abouti qu’à un demi-succès. Cependant, je voudrais bien me passer du secours de mes frères qui ne sont pas riches et qui, sans attendre le résultat de la décision qui doit être prise à Pétersbourg, au sujet de l’affranchissement des serfs, viennent de facto de libérer leurs paysans en leur assurant la propriété des terrains qu’ils cultivaient ; partant, tous les travaux chez eux se font depuis lors par des ouvriers salariés, ce qui demande des dépenses considérables. Je mène ici une existence assez précaire, mais j’espère que, sous peu, mes affaires vont aller mieux.

Il serait bien temps que je revoie la Russie. Mais jusqu’ici, toutes les démarches que Mouravieff a faites pour m’obtenir le droit d’y retourner, sont restées vaines. Se basant sur certaines dénonciations venues de Sibérie, Timacheff et Dolgorouki me tiennent pour un homme dangereux et incorrigible. Cependant Mouravieff ne désespère pas encore d’obtenir ma libération au printemps prochain. Et, enfin, j’espère qu’il réussira. Rentrer en Russie est devenu pour moi une nécessité absolue. Je ne suis pas fait pour mener cette vie calme et tranquille et, malgré moi, j’ai été condamné à ce repos de tant d’années, qu’il est temps de me retremper dans la vie active. En Sibérie, je me suis borné à faire de la propagande au milieu des Polonais, qui n’a pas été tout à fait infructueuse. Je parvins à convaincre les hommes les plus méritants et les plus forts d’entr’eux de l’impossibilité absolue pour les Polonais de s’isoler et de se détacher de la vie russe et que, par conséquent, la réconciliation avec la Russie était de toute nécessité pour eux. Je réussis également à convaincre Mouravieff que la décentralisation de l’empire russe s’imposait ; je lui fis comprendre en même temps toute la sagesse de la politique slavo-fédéraliste et que c’est dans cette politique seule qu’on trouverait le salut. À présent, il faut que je puisse rentrer en Russie pour me mettre à la recherche des hommes dévoués ; il faudra renouveler les anciennes relations avec ceux d’entre eux que j’ai connus et m’ingénier à trouver de nouveaux amis, afin de mieux connaître la Russie elle-même et enfin m’efforcer de deviner ce que le pays peut ou ne peut pas nous donner. Il serait étonnant que le mouvement dans l’intérieur de la Russie, provoqué par la question de l’affranchissement des serfs, de concert avec le mouvement extérieur, qui au premier coup d’œil semble être suscité par Napoléon, mais qui, en réalité, n’est dû qu’à la Révolution, toujours vivace, et dont Napoléon n’est qu’un instrument, il serait étonnant, dis-je, que dans une action commune, tout cela n’ébranlât pas l’empire Russe. Espérons, tant que l’espoir est possible — et en attendant, mes amis, je vous dis adieu.    Votre dévoué,

M. Bakounine.

La fois suivante que je vous écrirai, j’enverrai aussi une lettre à mon ami Reichel et j’y joindrai mon portrait.

Assurément, vous voudrez me répondre. Je vous prie donc de m’envoyer vos lettres, soit avec des personnes de confiance se rendant à Pétersbourg, ou à l’adresse de Nicolas-Pavlovitch Ignatieff ou encore…



  1. Dans cette seconde lettre qui s’étend sur plus de quarante-neuf pages imprimées du texte russe, Bakounine fait l’apologie de Mouravieff, gouverneur-général de la Sibérie orientale, et s’efforce de démontrer à ses amis combien cet administrateur est un homme supérieur. Très impressionnable et d’un tempérament sanguin, Bakounine se laissait entraîner facilement. Dans son éternelle recherche des hommes déterminés, utiles à la révolution, il attribuait souvent aux personnes qu’il rencontrait des mérites qu’elles n’avaient pas. Mais désillusionné après, il ne continuait pas moins à persister à leur reconnaître les qualités qui l’avaient séduit d’abord, se basant sur celles pour lesquelles il avait idéalisé la personnes (Trad.)
  2. Ces paroles s’adressent aussi à Ogareff, qui prenait une large part dans la direction de la Cloche. (Trad.)
  3. Nous mettons entre guillemets les propres termes de Bakounine écrits en français. (Trad.)
  4. C’est par ces paroles que se termine la première feuille de cette lettre. La feuille suivante, qui est d’un format différent mais qui porte le numéro 2, commence comme suit, et à la première page, présente une variante de la fin de la feuille précédente. (Drag.)
  5. Suit l’exposé plus succinct des mêmes idées exprimées ci-dessus, et souvent dans les mêmes termes. (Trad.)
  6. Nous estimons qu’il n’est pas superflu de rappeler ici à nos lecteurs le récit de A.-N. Mouravieff, le célèbre voyageur qui visita Jérusalem et Sodome (?) et en même temps fut un mouchard (il mourut à Kieff). Ce récit, publié dans la Russkaïa Starina (Antiquités russes), 1882, XII, 644-646, fait voir comment le général N.-P. Ignatieff, alors directeur du département asiatique au ministère de l’intérieur, s’était servi de l’influence qu’il pouvait avoir sur l’empereur Alexandre II pour envoyer M.-N. Mouravieff, qui lui était antipathique, au poste de dictateur à Vilna. La participation que N.-P. Ignatieff eut dans cette affaire, aurait suffi à elle seule pour rompre entièrement avec le programme, ci-dessus exposé par Bakounine, ce qui nous autorise à livrer à la publicité les passages de la lettre de Bakounine qui se rapportent à sa personne. Certes, ces divulgations ne sauraient nullement nuire à sa carrière administrative ; au contraire, elles ne peuvent que servir à son avantage. Et on dira : Voilà un homme qui en 1861 s’est laissé entraîner par les idées avancées et qui déjà en 1863 en était complètement dégrisé. (Drag.)
  7. La fameuse prison, dans cette forteresse, est destinée à recevoir exclusivement des prisonniers politiques (Trad.)
  8. Une section de la prison des Saints-Pierre-et-Paul pour les condamnés politiques dans laquelle le régime est d’une rigueur excessive. Cette section se compose d’un rez-de-chaussée et d’un souterrain, dont le mur extérieur descend dans la Neva. En 1824, lorsqu’il y eut inondation à Pétersbourg, les cellules du souterrain furent aussi inondées. (Trad.)