Lettres à Herzen et Ogareff/À Ogareff (14-06-1868)

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Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Ogareff - 14 juin 1868



LETTRE DE BAKOUNINE À OGAREFF


14 juin 1868. Clarens. Basset-Puenzieux.


Salut à toi aussi. Je suis content que ma défense contre le général vous ait plu. Et comme Herzen est un bon juge en ces matières, je me suis décidé, grâce à son encouragement, à publier mon pamphlet en le faisant tirer à mille exemplaires, ce dont je télégraphie à Tchernetzki, afin d’obliger mon général. Prie de ma part Tkhorjevski de m’en envoyer ici deux cents exemplaires et d’expédier le restant chez vos libraires en Allemagne, sans oublier Berlin, Leipzig et Dresde, ni Posen et la Galicie, c’est-à-dire, Lemberg et Cracovie ; d’en envoyer aussi à Londres et à Paris, enfin, si possible, à Marseille, à Bruxelles, à Florence, à Zurich, à Turin, à Gênes et même à Constantinople[1]. Qu’il fasse vendre l’exemplaire de 25 à 30 centimes, comme bon vous semblera. Je fais un escompte à Tkhorjevski de 50 pour cent, et de son côté, il pourra bien faire un rabais de 33 pour cent aux libraires. Pour ma part, je me contenterai de réaliser au moins une partie des frais de cette publication. Tchernetzki m’a dit qu’une feuille imprimée, tirée à 500 exemplaires, revient à 54 francs, mais que les 500 exemplaires suivants coûteraient beaucoup moins cher. Probablement, tu as déjà pris connaissance de mes lettres à Tchernetzki et à Tkhorjevski, dans lesquelles je leur fais part que dans ma première brochure, je laisse de côté tout ce qui ne se rapporte pas directement à Mieroslavski. Je suis maintenant à l’avant-propos de ma deuxième brochure qui sera au moins trois fois aussi longue que la première et devra être mise sous presse d’ici peu de temps.

L’Avant-propos sera suivi d’une dissertation sur l’État. Mon cher Ogareff, je ne peux pas me mettre d’accord avec vous quant à Milutine. Au lieu de Boris, mets Nicolas. Il n’y a pas de doute que c’est un homme remarquable, et probablement, il est également honnête ; je veux bien faire une remarque dans ce sens-là. Mais, d’après ma profonde conviction, la ligne de conduite qu’il avait adoptée était néfaste, et précisément, parce qu’il voulait lier la cause populaire aux intérêts de l’État et qu’il entendait la servir par des moyens gouvernementaux, bref, par les moyens qui sont à la disposition de la bureaucratie rouge, par la voie du socialisme d’État, contre lequel nous devons lutter énergiquement. Car, c’est là une illusion des plus funestes, qui ne saurait que nuire à la cause populaire et jeter un désarroi dans l’opinion de nos amis de la Russie qui, après les résultats déplorables des efforts que firent Milutine et ses honorables adhérents, devront enfin comprendre qu’il ne peut y avoir rien de commun entre notre État et la cause populaire ; que dans cette alliance surnaturelle, c’est toujours le peuple qui aura à pâtir et jamais l’État. Il m’est d’autant plus indispensable de me prononcer franchement sur cette question que cela me donnera le droit de dire toute la vérité aux Polonais, et je suis bien déterminé de le faire, afin d’en finir une fois pour toutes avec eux. Pourquoi, Herzen veut-il s’occuper de la question slave ? Elle se présente si mal, actuellement, que nous devons absolument la méconnaître, n’en pas parler, ou alors, la poser comme nous l’entendons. J’y touche aussi dans ma brochure. Je sais d’avance que j’aurai à subir des critiques qui pleuvront de tous les côtés ; les Russes ne m’en blâmeront pas moins que les Polonais et les autres Slaves. Mais cela m’est parfaitement indifférent ; eh bien ! je resterai seul avec moi-même, c’est ce qu’il y a de plus important pour moi. Soit, je veux rester cet homme impossible, tant que tous ceux qui, actuellement, sont « possibles » ne changeront pas.

Eh ! mon vieux, je suis bien fautif envers toi ; je ne t’ai rien envoyé de ce que je t’avais promis. Demain, sans faute, et sans le remettre à un plus long délai, je commencerai à rassembler tous les livres que tu me demandes. Excepté la revue des « Annales patriotiques » que l’on m’a emportée, je t’enverrai tout, y compris ta brochure sur les zemstvos.

Tu as vu, sans doute, le programme de notre deuxième congrès, et j’espère que tu en es resté satisfait. Enfin, nous avons réussi à le défendre. Nous ferons imprimer les cartes d’adhésion en russe. Consens-tu à donner ton nom, pour le mettre à côté du mien et de celui de Joukovski ? Réponds-moi.

Et comment ça va-t-il avec ta jambe ? Est-ce que tu seras bientôt en état de prendre le bateau qui devra te transporter à Vevey, en compagnie de Pan[2]. Il pourrait envoyer un télégramme pour nous prévenir de votre arrivée à Vevey, où nous aurons à ta disposition une voiture qui te mettra devant ma porte.


Ton M. B.


Nota. — Le général dont parle Bakounine est Mieroslawski, qui, d’accord avec ses fonctionnaires « panslavistes », l’attaqua plus d’une fois par la voie de la presse. (Voyez Mieroslawski : « Lettre du général Mieroslawski au major Bratewicz », et Bakounine : « Un dernier mot sur M. L. Mieroslawski. » Genève, 1868) (Drag.).


  1. Les noms des villes en caractères italiques sont soulignés dans l’original (Trad.).
  2. Tkhorjevski. Familièrement on le nommait Pan, ce qui signifie en polonais Monsieur (Trad.).