Lettres à Herzen et Ogareff/De Herzen à Bakounine (1-09-1863)

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Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de A. I. Herzen à Bakounine - 1er sept. 1863



LETTRE DE A. I. HERZEN À BAKOUNINE


1er septembre 1863.


Cher Bakounine,


J’ai reçu ton volume[1] et le supplément y joint que j’ai lus attentivement ; je vais te répondre non pas froidement, mais avec sang-froid. Je ne sais pas faire des livres dans ces occasions-là, c’est pourquoi je ne toucherai qu’aux points cardinaux. Je ne défendrai pas les habitudes ambitieuses, ni le ton insolent et les erreurs de mon fils, pour lesquels il a reçu de moi des reproches mérités. Mais lorsque tu veux me faire voir en lui quelque nouveau Cartouche et me persuader qu’il sut organiser son complot avec une telle finesse que Quanten (ce demi-dieu, d’après tes premières lettres), Félix Demontovitcz, enfin la Norvège et la Scandinavie entière furent ses dupes ; lorsque tu avoues que tu crains de nous envoyer des adresses parce qu’il pourrait les donner à tes ennemis, je hausse la tête et je me dis que, passant ta vie dans ce milieu querelleur des choristes de la révolution, tu as pris aussi les habitudes allemandes et tu as adopté leur manière de faire ; si l’on veut accuser quelqu’un d’un tort il faut lui impliquer tous les autres : « voleur, agent du roi de Prusse, l’homme qui a violé une chatte, etc. » Je n’approuve nullement ce que Alexandre a dit de toi et je sais aussi ce qu’on lui a répondu. J’approuve encore moins les paroles qu’il t’avait adressées personnellement ; jusqu’ici personne, excepté Ogareff et moi, ne t’a parlé franchement. Pourquoi voudrais-tu qu’un jeune homme de vingt-quatre ans se permît de prendre la parole contre toi ?[2]

Votre dispute au sujet de qui de vous est le légitime « chargé d’affaires » de la Terre et Liberté, est au plus haut point comique. Qu’un jeune homme soit flatté de représenter un cercle à peine formé de jeunes militants, cela se comprend. Mais ce que je ne conçois pas du tout, c’est que tu ne sois pas, toi aussi, fâché de recevoir cette onction des bords de la Neva lorsque tu l’as déjà reçue de la forteresse et de la Sibérie. Tu n’as donc pas voulu toi-même prêter foi à tes propres paroles, qu’en Russie, les popes, les généraux, les femmes, les masses populaires, les oiseaux et les abeilles elles-mêmes, tous s’organisent en une puissante corporation, etc.

Ce colossal « canard » dans ton discours me conduit directement de ta querelle avec Alexandre au fond même de cette affaire. Parlons-en fermement, franchement et succinctement.

En lisant ton volume, surtout la première partie, je fus effrayé, non de tes accusations contre Alexandre, mais de la futilité, de l’inutilité, du mirage de tous ces pourparders, de ces rapprochements, ces éloignements, ces explications. Les portraits de Quanten et de sa femme, par exemple, que tu as tracés avec un véritable talent, pourraient faire quelques pages dans le meilleur roman. Moi aussi, je pourrais te donner une description, une sorte d’esquisse de ce genre en prenant pour objet Olénitzyne directeur du bureau chez Tufiaïeff en 1837, et sa femme. Si tu poursuivais un but artistique ce serait très bien. Mais tu t’imagines toujours que tu fais des affaires ; en 1848 déjà, tu soupçonnais Sloujalski et pour te convaincre, tu fis la navette de la rue de Bourbon à la gare. Arraché à la vie réelle, depuis ton jeune âge jeté dans l’idéalisme allemand que le Temps dem Schema nach changea en une conception réaliste ; ne connaissant pas la Russie, ni avant ta prison, ni après ton exil en Sibérie, mais plein de passion et de fougue, avec des tendances à une large et noble activité, tu as vécu pendant un demi-siècle dans le monde des fantômes et des rêveries, en passant ta vie entière, à l’étudiant, dominé par tes grandes aspirations et assujetti aux menus défauts. Ce n’est pas toi qui as travaillé pour le roi de Prusse, mais c’est bien le roi de Saxe et Nicolas qui ont travaillé pour toi. Après dix ans de réclusion, tu apparais le même théoricien avec cet indéfini du « vague », un parleur (je le répète encore, Alexandre a mal agi de te le reprocher, bien qu’il n’y eût une seule personne qui ne le sache et qui ne s’en défie), peu scrupuleux au point de vue de l’argent et aux instincts épicuriens quoique se manifestant timidement mais d’autant plus persistants, enfin toujours aiguillonné par le besoin d’action révolutionnaire. Et Nalbandoff ne fut pas la seule victime de ton bavardage ; j’y vois encore Voronoff, par exemple. L’observation inutile que tu fis sur lui dans une de tes lettres à Nalbandoff lui valut, au lieu de son exil au Caucase, sa relégation dans la forteresse, suivie de déportation en Sibérie. Après le départ de Cw., il m’arriva une lettre chiffrée. Étant l’ennemi juré de toutes les conspirations, je la mis de côté ; mais Tkhorj. m’a dit que tu lui avais laissé ton carnet avec tes clefs. Il l’apporta. En l’examinant, Ogareff et moi, nous eûmes le vertige : nous vîmes dans un de tes cahiers les adresses de tous les hommes les plus méritants de la Russie avec des notes et différents détails. Et cependant ce cahier avait passé de mains en mains : il a été chez Cw., chez Tkhorj. et, peut-être, qui est pis encore, chez (?)

Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que les Suédois se soient émus à ton langage ? Parce que tu es d’une puissante stature, tu jures et tu fais du tapage, et voilà pourquoi personne n’ose te dire franchement, que celui qui ne peut se garder de livrer son secret par un geste, un imperceptible hochement de tête, est un mauvais conspirateur. Je le suis également, mais, alors, mon cher Bakounine, je ne recherche, ni ne prétends pas à ce titre.

De même que Miloradovitch, tu agis par ton énergie, non par intuition. La meilleure preuve en est dans l’alliance polonaise. Elle était impossible, les Polonais n’ont pas agi envers nous sincèrement ; le résultat en fut celui-ci : tu as manqué de t’y noyer, et nous allions nous enlizer comme dans les sables mouvants. Tu me reproches de ne t’avoir pas arrêté. Mais comment le faire ? Tu présentes un élément de la nature, tu briserais l’airain ; qui est donc celui qui oserait t’arrêter ? J’étais contre la publication dans la Cloche de l’« Adresse aux officiers russes », je protestais contre le sacrifice de Potébnia, je désapprouvais ton voyage. Mais lorsque tu partis avec l’argent donna par Bran., lorsque « l’Adresse » fut partout reproduite, j’ai cru, que toi et les officiers russes, vous aviez le devoir d’affirmer vos paroles par l’action. Et lorsque Ogareff et moi, nous vîmes que tu allais t’établir en Suède, craignant pour toi, nous t’avons envoyé des télégrammes. Le fait seul, que tu avais mis le pied sur le bateau te disculpe entièrement ; pourquoi me le reproches-tu donc pour la septième fois ? Tu n’avais pas d’autre issue que d’essayer d’aller en Pologne.

Que l’affaire polonaise fût mal organisée de notre part, que cette cause, bien que juste relativement, ne fut pas la nôtre, cela a été suffisamment prouvé ; comme je viens de le dire, c’en eût été fait de toi. Et si tu dois faire encore une publication quelconque, je t’en supplie, sois prudent comme le serpent. Songe que nous cherchons à réaliser un principe social. Et chez qui le trouvons-nous, chez Demontovitcz l’insurgé ou chez les satrapes de Pétersbourg qui distribuent les terres des seigneurs aux paysans ? « Nous ne pouvons cependant pas marcher avec Mouravieff. » — Certes non ; ce qui nous reste à faire, c’est de nous éclipser momentanément et de travailler dans l’ombre ; il n’y a pas de « calamité publique ». Il faut choisir l’un des deux partis ; se vouer à l’action utilement ou rester tranquilles. Ton Finnois a parfaitement raison de dire que les bruits anticipés perdent la cause… Ses lettres sont pleines d’esprit.


(Copiée d’après le brouillon).


  1. La longue lettre. (Trad.)
  2. Sur une autre copie de cette lettre. AI. AL. a mis de sa main : « Mais, simplement, parce que j’aime dire la vérité à tout le monde. » (Drag.)