Lettres à Herzen et Ogareff/À Herzen et Ogareff (29-08-1863)

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Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Herzen et à Ogareff - 29 août 1863



LETTRE DE BAKOUNINE À HERZEN
ET À OGAREFF


29/17 août. Stockholm, 1863.


Mes amis,


C’est la troisième lettre que je vous envoie d’ici. Il y a deux mois, j’eus l’occasion de vous faire parvenir la première directement, la deuxième par votre agent en Suisse qui, sur votre ordre, devait venir à Stockholm, mais qui, probablement, retenu par une affaire quelconque, se borna à m’envoyer un mot par Nordstrœm. Je lui répondis immédiatement, en ajoutant une lettre très étendue, que je le priais de vous remettre au plus vite ; je serais bien fâché qu’elle ne vous fût pas parvenue. Cependant, je m’empresse de vous rassurer à ce sujet, en vous disant que la perte de ces deux lettres n’offrirait aucun danger, vu qu’elles ne contenaient, ni noms, ni adresses, ni quoi que ce soit de compromettant.

Plus d’une fois, j’ai essayé de me rendre en Pologne. Je n’ai pas eu de chance. À présent, les sentiments des Polonais pour nous sont tout à fait différents, de sorte que, tout en leur souhaitant du succès, nous, Russes, nous avons le devoir de nous abstenir de toute participation directe dans leurs affaires devenues très compliquées par les intérêts de l’Europe occidentale, toujours hostile, non seulement au système impérialiste, mais encore au peuple russe. C’est pourquoi je suis resté en Suède et je me suis appliqué à trouver ici des amis sympathiques à notre cause russe, et prêts à nous prêter leur concours. Mes efforts ont été couronnés de succès. Désormais, Stockholm et toute la Suède seront un refuge sûr pour l’émigration et l’action révolutionnaire russe. La publicité et la propagande russes trouveront ici un terrain solide, un patronage et de riches ressources. Et avec cela, rien de plus facile que de communiquer de Stockholm avec Pétersbourg pendant la saison d’été. J’ai appris à connaître ici des hommes sûrs auxquels on peut se lier et sur lesquels on peut compter. Grâce à eux et aux ressources que j’ai trouvées ici, j’ai pu répandre au nord de la Russie (gouvernement d’Arkhangelsk et surtout d’Olonetzk), environ 7.000 exemplaires de différentes proclamations, entr’autres une quantité de vos proclamations aux soldats et aux officiers. Je pourrais en envoyer aussi à Pétersbourg si j’avais des adresses. Il est vrai que Provensoff m’en avait remis quelques-unes, mais je ne peux les utiliser avant son retour à Pétersbourg, et il paraît qu’il reste encore à l’étranger. Donc, avant tout, je vous prie de m’envoyer une bonne et sûre adresse et je vous propose de correspondre avec moi par l’intermédiaire du porteur de cette lettre. C’est un Finlandais qui m’a été recommandé par les patriotes de son pays comme un homme absolument sûr et ferme ; il peut vous servir d’intermédiaire pour entretenir des relations régulières avec moi et avec l’organisation finnoise, à laquelle je me suis allié ; comprenant bien nos intérêts réciproques, les membres de cette organisation éprouvent une véritable sympathie pour nous et pour notre cause. J’espère que vous ne serez pas contrariés de vous rapprocher de ce groupement. Si vous croyez que ma participation au travail commun puisse être utile, répondez-moi, je vous en prie.

De même que mes amis à Londres, je reconnais avec bonheur le comité de Saint-Pétersbourg, et je suis prêt à me ranger sous ses ordres, seulement il faut que je connaisse la situation de vos affaires et la direction que vous suivez actuellement. Au nom de Dieu, écrivez-moi donc et envoyez-moi votre adresse, afin que je puisse vous répondre.

Faudrait-il croire enfin qu’étant pourvus de tous les moyens, pour organiser une communication régulière entre nous, nous ne soyons pas capables de le faire ?

La situation de la malheureuse Pologne est pénible, mais elle ne périra pas. L’Europe est trop divisée en ce moment et c’est sur ce désaccord général que sont fondées toutes les espérances à Pétersbourg. Cependant, la question polonaise est déjà poussée si loin que pour les puissances de l’Europe il est tout aussi dangereux de ne rien faire pour elle, que difficile de lui venir en aide. Je pense qu’après un second refus de la chancellerie de Saint-Pétersbourg, la France, l’Angleterre et l’Autriche reconnaîtront la Pologne « comme partie belligérante ». J’espère que les Polonais pourront tenir encore cet hiver à l’aide des armements et d’autres secours qui leur arriveront ouvertement par la Galicie. Au printemps, ce me semble, la guerre sera imminente. Ne devons-nous rien faire jusque-là, ne devons-nous pas, au moins, nous tenir prêts à l’action ? Les fausses adresses envoyées au tzar de tous les coins de la Russie et la rage patriotique de Moscou retentissant en phrases emphatiques, ne m’effrayent nullement et ne sauraient guère me déconcerter ou me faire renoncer à ma foi. Et comme toujours, le gouvernement, en s’efforçant de produire dans le peuple une agitation dirigée contre nous, travaille, en somme, dans notre intérêt.

Au nom du ciel, écrivez-moi ce qui se passe chez vous ; donnez-moi des ordres pour le travail utile à l’étranger — laissez-moi donc m’unir à vous plus étroitement, plus intimement. Notre travail ici ne saurait être fructueux que dans l’union avec vous ; écrivez-moi donc, écrivez toujours et envoyez-moi des adresses. Je fais un article pour la Cloche, sous forme de lettre à Herzen, dans laquelle je réponds aux attaques slavophiles et policières dirigées contre moi.

Peut-être, dans une quinzaine de jours, recevrez-vous la visite d’un homme de confiance qui, de ma part, se présentera directement chez vous et vous apportera des nouvelles de Browni et un salut de Magnus Bering.

Répondez-moi par le porteur de cette lettre. Mais si vous voulez m’envoyer vos lettres par la poste, voici mon adresse :


Stockholm
Doctor Alinton
Stora Vattugaton
Sur l’enveloppe intérieure :
Pour Mme Lise.


Adieu.


M. Bakounine.


Nota. — Dans une de ses lettres précédentes, Bakounine mentionne qu’il envoie à Herzen une plainte contre son fils, Alexandre Alexandrovitch. En effet, à Stockholm, il y eut des dissidences entre Bakounine et le jeune Herzen, dont le véritable motif était l’exagération avec laquelle Bakounine avait présenté aux Suédois les forces révolutionnaires en Russie, au banquet de Stockholm, organisé par les Suédois dans le but de manifester leurs sympathies aux révolutionnaires russes et polonais. Grâce à cette opposition de A. A. Herzen, Bakounine, réduisit de beaucoup le cadre du tableau de la « Terre et Liberté » qu’il s’était proposé de tracer dans son discours au banquet.

Cette plainte de Bakounine lui valut la lettre suivante de A. I. Herzen (Drag.)