Lettres à Jules Buisson

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Poésies complètesLemerre1 (p. 67-83).


LETTRES

I

Monsieur

Jules Buisson, peintre français,

S. Iago, en Galice,

Posada de las Animas,

(Espagne).


Ami, vous m’avez dit que, par-delà les monts,
Vous pensez tous les jours à moi ; nous nous aimons.
Vous êtes mon cadet d’un peu plus d’une année,
Mais nos âmes sont sœurs et la vôtre est l’aînée,
La plus grave ; leurs goûts, leus dédains, leurs douceurs
Se ressemblent, ainsi qu’il convient à des sœurs.
Elles ont même joie et même inquiétude,
Même inclination de paresse et d’étude ;
La liberté du jour souvent les désunit,
Mais le soir les rapproche et dans le même nid
S’entassent doucement les leçons amassées,
Les bonheurs ébauchés et les frayeurs passées.


Ma chère sœur aînée, ô mon grave cénseur,
Près du foyer désert votre petite sœur
Est bien seule ce soir ; elle fait quarantaine
Pendant que vous allez courir la prétentaine,
C’est triste et dans son rêve à la fois vague et doux
Elle bat les chemins inconnus avec vous.
Blottie au coin du feu français, votre compagne
Bâtit pour nous loger des châteaux en Espagne ;
La plante de ses pieds doucement s’attendrit
Et croit se réchauffer au soleil de Madrid.

Dans son cadre doré notre vache normande
Quitte son air bonasse et sa pose gourmande,
Sa corne se redresse et sous un soleil d’or
Il me semble la voir charger un picador ;
Le pâturage vert prend un ton gris et fauve,
Le pâtre se transforme en chulo qui se sauve
Et sur le toit de chaume où sont les deux couvreurs,
Je crois voir des gradins bondés de spectateurs.

Sans doute vous prenez là-bas votre revanche,
Vous voyez pousser l’herbe aux cailloux de la Manche ;
En face de Goya vous pensez à Corot
Et quand le picador fait la guerre au taureau,
Vous songez à la paix de nos vaches normandes


Qui, du bout nonchalant de leurs lèvres gourmandes
Tondent le gazon vert qui leur bat les genoux.

Pensez à moi là-bas, ici je pense à vous.
J’y pense et j’aperçois le long de la muraille,
Accroché tout en haut, ce panneau de bataille
Où, souillés, pèle-mèle, affolés, nus, ardents,
Chevaux et cavaliers, écume et sang aux dents,
Scandent avec leurs pieds sur le sable et l’argile,
L’hexamètre nombreux du poète Virgile.
Oubliant Salvator et le Louvre, je vois
Le Cid qui tue et. taille et défait les cinq rois ;
Sa Tizonade au poing, le vaillant don Rodrigue
Tranche le nœud gordien de sa sublime intrigue ;
Sarrasins, Navarrois, Maures et Castillans
Se chamaillent ; les forts bousculent les vaillants,
Les manteaux déchirés, les rouges draperies
S’agitent ; on se prend au corps, dans leurs furies
Les ongles et les dents grincent contre le fer
Le glaive, ivre de sang, s’abreuve dans la chair
Et l’horizon blafard darde à travers ses voiles
« Cette sombre clarté qui tombe des étoiles. »

Ô bête Jacqueresse, idiote, est-ce toi ?
En vain je te vis peindre et poser devant moi,


En vain ta main ridée est appuyée au manche
D’un balai qu’au bouleau jadis j’ai connu branche,
Tu prends des airs hagards qui ne sont pas d’ici,
Des aspects de sorcière et des tons de Gypsy ;
La folle du logis, ô ma vieille quémande,
D’un coup d’aile franchit la frontière normande
Et tu me sembles l’œuvre, en ce moment d’oubli,
Du fantasque Greco Théotocopuli.

Après tout, ce n’est pas une grande merveille,
Chère sœur, en cela je vous rends la pareille.
Ne m’avez-vous pas dit qu’un matin de grand vent,
D’Aslorga par le coche en Galice arrivant,
Devant l’horizon vert et la plaine agrandie
Vous poussâtes ce cri : Voilà ma Normandie !
Tout vous semblait normand, tout, jusqu’à ces trois gueux
Transis et résignés, loqueteux et rugueux,
Gentilshommes ayant vingt quartiers de paresse
Qui vous faisaient songer à ma vieille pauvresse.
Le vent avait fermé la porte ; le plus vieux
Trouvait le firmament sinistre et pluvieux.
Ayant jeûné la veille, il estimait la vie
Sans pain et sans soleil fort triste ; il eut envie
De crier au nuage : Ennuyeux appareil,
Maudit voile, ôte-toi de devant mon soleil.


L’autre, pauvre idiot, insensible à l’automne,
Mêlait au bruit du vent sa chanson monotone.
Il grelottait un peu, sur ses talons assis,
Comme font la plupart de ces pauvres transis
Qui sont, n’ayant reçu ni lumière ni flamme
Sans foyer dans le cœur et sans flambeau dans l’âme ;
On doutait si le froid lui venait du dehors
Ou si l’âme gelée engourdissait le corps.
Le dernier de tes fils, le plus jeune, ô Galice,
Était certainement le plus vieux en malice ;
Se sentant à l’abri de l’orage et de l’eau,
Ainsi que le pouilleux d’Esteban Murillo,
L’enfant tranquillement épluchait sa vermine,
Puis, faisant sans façon la nique à la famine,
Du coin de sa dent jaune écorchait de son mieux
Un oignon dérobé dans la poche du vieux.
Alors, abandonnant la Galice et l’Espagne,
Votre esprit, traversant la plaine et la montagne,
S’ennuyait d’être seul à contempler cela
Et vous disiez tout bas : Sœur, que n’êtes-vous là !

— Me voici, chère sœur, près de vous, côte à côte
Tout ce que vous voyez, je le transcris sans faute,
Nous sommes toutes deux sous le même rayon
Et ma plume galope après votre crayon.


Joyeuse, elle vous suit par les terres lointaines
Et, traversant l’Espagne aux routes incertaines,
Elle fait la risette à ses bleus firmaments,
Tandis que vous rêvez aux horizons normands.

Vous y rêvez peut-être un peu trop ; la critique
Qui ne se souvient pas est folle et fantastique,
Mais l’horizon qu’on peint de mémoire est étroit
Et l’admiration qui compare a bien froid.
La foi regarde, prie et n’a point de malice.

Vous m’écrivez qu’étant à Saint-Jacque en Galice,
De passage, le deux novembre, jour des Morts,
Vous n’avez pu prier, malgré tous vos efforts.
L’œil distrait et choqué par de grotesques âmes
En carton, se tordant sur de grotesques flammes,
Vous avez dit, narguant l’effroi du jour de deuil :
Voici des saints plus laids que les saints de Montreuil.
Devant ces chrétiens morts grimaçant dans la braise,
Phidias eût signé Saint Roch de Ménilglaise.
Sœur, en faisant cela, vous avez mal agi.
Qu’importe l’œil qui louche et le nez mal rougi ?
Le saint de bois au ciel rayonne dans sa gloire
Et l’âme de carton s’ennuie en Purgatoire :
Ce sont des vérités, la forne n’y fait rien.


Un artiste douteux peut être bon chrétien,
Et les mieux exaucés, ici comme en Espagne,
Sont les saints que l’on chôme au fond de la campagne.

Ce jour-là, direz-vous, en manquant d’oraison,
Si la chrétienne eut tort, l’artiste avait raison
Et, sachant.que je suis une fille de France,
Dieu ne m’en voudra pas de mon irrévérence.
Rassurez-vous, ma sœur, nos ridicules saints
Qui causèrent le mai seront vos médecins.
Ils peuvent protéger, du fond de leurs campagnes,
Les âmes des défunts de toutes les Espagnes
Et, le printemps prochain, quand vous viendrez chez nous
Vous les implorerez, ma sœur, à deux genoux,
Sans faire à leur endroit de critique maligne.

Dormez-vous ? J’ai fini ; plus qu’un mot et je signe
À regret ; il faudrait m’arrêter et je cours.
Je n’ai plus rien à dire et vous écris toujours.
« Amour est un enfant aussi vieux que le monde ; »
Le plus souvnt muet, même quand on le gronde ;
Au milieu d’une phrase, il demeure interdit
Et quand il a dit : j’aime, il croit avoir tout dit.
L’Amitié, plus naïve, est bien moins ingénue,
Elle en dit bien plus long ; la vieillesse chenue

A mûri de bonne heure et ridé sans pitié
Les traits doux et charmants de déesse Amitié.
Le grand ami bavarde et le petit babille ;
L’Amour est un enfant, l’autre une vieille fille.
Elle a d’ailleurs tant vu, la vieille aux soirs conteurs,
Et tant couru le monde avec ses serviteurs,
Les pieds sur les chenets, l’aimable décrépite
Fait dans le sablier couler l’heure si vite
Que nul ne s’aperçoit depuis quàtre mille ans,
Que l’accorte déesse a quelques cheveux blancs.

Assise à mon foyer, c’est cette bonne vieille
Qui m’a complaisamment murmuré dans l’oreille
Avec de longs regards d’ineffable douceur,
Ce que présentement je vous écris, ma sœur.
Cela, puis autre chose encore ; la déesse
Autour de mon chevet rôde et veille sans cesse
Et me fait votre éloge en des termes si doux
Que je n’en puis rien dire aux gens, surtout à vous.
On. nous tailla si bien sur le même modèle
Avec mêmes ciseaux, ma compâgne fidèle
Que, sans savoir comment, sans comprendre pourquoi,
Moi-même je confonds très-souvent nos deux Moi.
Le bien qu’on dit de vous chatouille mon oreille
Et dans votre jardin ma vanité s’éveille,


Mais votre détracteur serait aussi le mien
Et je partagerais le mal comme le bien.
Il nous faut, dans l’effort d’une vertu commune,
Supporter la mauvaise et la bonne fortune
Et, si vous alliez choir dans quelques vilains trous,
Il me faudrait, hélas ! y tomber avec vous.
Revenez donc bien vite au foyer qui pétille
Écouter les caquets de l’éternelle fille
Qui vous fera de moi, je le dis entre nous,
L’éloge un peu suspect qu’elle m’a fait de vous.

(Novembre 1845).

II

Monsieur

Jules Buisson, peintre français,

Fonda de las Naranjas,

Calle de Jovellanos,

Séville (Espagne).


C’est donc vrai, le soleil a des rayons étranges
Qui naturellement font mûrir les oranges !
Ce fruit que vous n’aviez jamais vu qu’au bazar
En caisse et souriant aux galants économes
Devant vous pend à l’arbre, aussi dru que des pommes,
          Aux orangers de l’Alcazar.

Moi, j’aurais fait une ode à l’Apollon d’Espagne.
Vous, dont l’esprit subtil bat toujours la campagne
Et qui, près du réel, courez à l’idéal,

Vous avez déserté le clos des Hespérides,
Pour vous asseoir en rêve à des festins d’Atrides
          Servis par Juan Baldès Léal.

Gautier vit l’an dernier ces deux terribles toiles,
Où, comme un fossoyeur qui lève tous les voiles,
Le vieux peintre s’acharne au charnier de la mort.
Quand Séville n’aurait que deux œuvres pareilles,
Dit le bon Théophile, elle aurait deux merveilles,
          Et Théophlle n’a pas tort.

Vous avez comme lui jugé l’œuvre, la fièvre
Agite votre cœur et monte à votre lèvre :
« Ce qu’on a fait vaut mieux que ce que l’on fera, »
Dites-vous. Quels trésors renferme cette Espagne !
Mais qui connaît là-bas, par-delà leur montagne,
          Baldès et le vieux Herrera ?

Et vous, rudes sculpteurs, naifs tailleurs de pierre,
Bûcherons, dont partout, sans choisir la matière,
Au service de l’Art la main se prodiguait,
Vous, Torregiano, Hernandez et les autres
Que je vois dans mon ciel aussi que des apôtres,
          Faisant cortège au Berruguet ?



Un peu perdus au sein des splendeurs espagnoles,
Deux maîtres révoltés montrent leurs têtes folles
Parmi les nénuphars du fleuve de l’oubli,
Et pourtant, que d’efforts ta main désespérée
A faits pour surmonter la terrible marée,
          Greco Theotocopuli !

Tu venais de la Grèce et hantas l’Italie,
Où, sous ses chauds rayons égayant la folie,
Le soleil, qui pour lors était vénitien,
En vain te prodigua les ardeurs de sa flamme,
L’École répugnait à l’orgueil de ton âme
          Et tu renias Titien.

Tu montais un coursier sans harnais et sans bride,
Une chimère allée, un hippogriffe hybride
Qu’on vit parfois voler et souvent trébucher ;
Ainsi que Mazeppa, dans les nuits étoilées,
Par des monts biscornus et d’étranges vallées
          Le monstre te fit chevaucher.

De ses écarts passés cherchait-il l’amnistie
Quand il te fit entrer dans cette sacristie
À Tolède, où, saisi d’une sainte douleur,
Tu fis ce Christ, brûlé par la fièvre des jeûnes


Qui surpasse les vieux et devance les jeunes
          Dans les rêves de la couleur ?

Greco, quand tu peignais la divine agonie,
Sous la sueur de sang s’épurait ton génie,
L’auréole à ton chef rayonnait sous la croix,
Tu guettais ton étoile et tu marquais la place
Au chemin constellé dont nous suivons la trace
          De Véronèse à Delacroix.

Si Greco reniait le Titien, son maître,
Juan de Baldès Léal ne voulait reconnaître
La souveraineté d’Esteban Murillo.
Juan ne s’amuse pas à peindre des poupées,
Ses infantes à lui sont des têtes coupées
          Avec du sang sur le billot.

Courtisan de la Mort, peintre de catacombes,
Tu semblais te complaire à fouiller dans les tombes,
Volontaire bourreau, tu te fermas le cœur.
Était-ce illusion ou force ? Était-ce envie ?
Aux luttes du pinceau tu défias la vie
          Et tu croyais sortir vainqueur ;


Mais la Vie accepta le défi sans rien craindre ;
Baldès eut beau hanter les sépulcres et peindre,
À l’effort de la veille ajouter un effort,
Quand Murillo trouva le saint Bonaventure,
Il fêta l’idéal sans trahir la nature,
          La Vie avait vaincu la Mort.

Baldès est le disciple et Murillo l’apôtre
Et, comme le premier est moins connu que l’autre,
Votre orgueil de touriste écrit complaisamment
Que vous avez su voir et décrire dans l’ombre
Deux têtes de Baldès que le fossoyeur sombre
          Dut dérober au monument.
 
Dans le plus désolé de tous les paysages,
Avec un ciel gris-vert où de fauves nuages
Passent, ensanglantés de rougeatres lueurs,
Souffle le vent qui geint aux fentes des ruines,
Quand sont enfin partis pour les villes voisines
          Les conquérants et les tueurs ;

Il caresse une tête exsangue et violette,
Belle encore ; elle fut de celles qu’on soufflette,
Dont on fait un trophée et qu’on pousse à l’égoût.


Les cheveux affolés se mêlent aux nuagès ;
À sa vue, essuyant la trace des outrages,
          La pitié chasse le dégoût.

Ce n’est pas seulement au loin que l’on découvre,
Comme je me disais : N’avons-nous rien au Louvre
De ce Baldès Léal ? En un bassin d’argent,
D’une lugubre fleur pâle et froide corolle,
Émacié, livide et ceint d’une auréole,
          J’aperçus un chef de Saint-Jean.

Les yeux sont grand ouverts, la prunelle incertaine
Semble chercher encor sur une onde lointaine
Quelques reflets divins vaguement aperçus ;
Près du bassin, ta croix, petit saint Jean-Baptiste,
Jouet que tu montras d’un air riant et triste
          À ton cousin l’enfant Jésus.

La tête osseuse, pâle et tout frais décollée
Dans ses longs cheveux noirs a l’air d’être roulée ;
À la lumière en plein présentant son méplat,
La joue a quelques tons fauves dans l’ombre verte
Et je lus couramment, fier de ma découverte,
          Juan de Baldès au bord du plat.



Est-ce un original, un Baldès authentique ?
Qu’importe ? Ici la foi domine la critique ;
Je m’en allai rêveur, cherchant dans chaque rang
Des glaives, des billots et des têtes coupées
Et j’en découvris trois auprès de trois épées
          Ou couraient des filets de sang.

La première, chef d’homme au début de l’automne,
Sollicite et retient le regard qu’elle étonne,
Au-dessus d’un Greco de ridicule aspect.
La victime n’est pas de celles qu’on méprise
Et l’on se sent, devant ce flot de barbe grise,
          Saisi de crainte et de respect.

Le second chef coupé qui pend à la muraille
Est celui d’un vieillard ; sous la lèvre qui baille,
Porte ouverte par où l’âme a fui dès longtemps,
Se masse un bloc de barbe énorme, droite et roide ;
Je ne sais quel aspect de chair livide et froide,
          Le chef d’un martyr de cent ans.

À quel corps appartient cette dernière tête ?
Est-ce à don Juan, surpris au milieu d’une fête,
Superbe et les cheveux ruisselants de parfums ?

Cette triste relique, à la grâce sereine,
A-t-elle orné jadis le boudoir d’une reine,
          Fidèle à ses galants défunts ?

Je suis tout glorieux d’avoir trouvé ces toiles.
Un savant qui revient de la chasse aux étoiles
Avec son carnier plein n’est pas plus fier que moi…
Mais dans ma vanité passe comme un nuage
Et je vois devant moi se dresser votre image…
          Vous souriez, ami. Pourquoi ?

(Novembre 1845).