Lettres à Lucilius/Lettre 46

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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LETTRE XLVI.

Éloge d’un ouvrage de Lucilius.

J’ai reçu ton ouvrage, comme tu me l’avais promis ; et, me réservant de le lire à mon aise, je l’ai ouvert sans vouloir en prendre plus qu’un avant-goût. Peu à peu l’attrait même de la lecture me fit aller plus loin. Il y règne un grand talent ; et la preuve, c’est qu’il m’a paru court, bien qu’il dépasse la taille des miens comme des tiens, et qu’au premier aspect on puisse le prendre pour un livre de Tite Live ou d’Épicure : enfin j’étais retenu par un charme si entraînant, que sans m’arrêter j’ai lu jusqu’au bout. Le soleil m’invitait à rentrer, la faim me pressait, les nuages étaient menaçants, et pourtant je l’ai dévoré tout entier. J’étais plus que satisfait, j’étais ravi. Quelle imagination ! Quelle âme ! je dirais : quels élans ! si l’auteur faiblissait parfois, s’il ne s’élevait que par saillies. Or ce n’étaient pas des élans, mais une chaleur soutenue, une composition mâle, sévère et néanmoins par intervalles moelleuse et douce à propos. Tu as le style grand et fier : soutiens-le, garde cette allure. La matière y aidait sans doute ; il faut donc la choisir fertile, propre à saisir, à échauffer l’imagination. Je te parlerai plus au long de ton livre après nouvel examen : jusqu’ici mon jugement n’est pas plus arrêté que si l’avais entendu lire l’ouvrage, au lieu de l’avoir lu. Laisse-moi faire mon enquête. Sois sans appréhension : mon arrêt sera franc. Heureux motel ! tu n’as rien qui oblige personne à te mentir de si loin. Il est vrai qu'aujourd'hui, à défaut de motif, on ment par habitude.