Lettres à Sergio Solmi sur la philosophie de Kant/Lettre 1

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PREMIÈRE LETTRE

Mon cher ami, j’ai résolu de vous écrire quelques lettres concernant la philosophie de Kant. Pourquoi ? Ce n’est pas que je juge que vous ayez trop peu lu cet auteur. Je ne crois pourtant pas que vous l’ayez lu assez ni que personne l’ait lu assez. Et cela se comprend ; car la philosophie de Kant n’apporte dans l’histoire des doctrines rien de nouveau. Bergson a dit, assez astucieusement : « Ce n’est qu’un Platonisme à peine renouvelé ». On peut partir de là. À mes yeux, Kant a justement les vertus de Platon ; il ne nous occupe pas de son système, mais pourtant il exerce sur nos pensées une énergique action. Il se peut que beaucoup lui tiennent rigueur de cela même. C’est qu’en effet Kant nous apporte les idées de tout le monde. Il nous tient, comme Socrate, inquiets devant lui en nous disant : « C’est toi qui répondras ». Cela inquiète. Nous voulons être instruits ; nous voulons être réfutés ; et Socrate ne réfute que des êtres imaginaires comme Gorgias ou Protagoras ; jamais il ne réfute l’innocent Criton, ni le naïf Phédon. Ainsi fait Kant. Il dissipe l’erreur ; il anéantit l’objection, mais il ne cesse de fortifier son lecteur. La part de la polémique est, en lui, très petite. Kant ne veut point avoir plus d’esprit que qui que ce soit. Aussi ne forme-t-il pas de disciples. Beaucoup ont dit, comme Rauh : « J’accepte tout Kant moins le noumène ». C’est ne rien dire. Et c’est pourquoi j’ai toujours pensé à exposer Kant, sans jamais le réfuter, en partant de cette idée qu’il a toujours raison. Ce qui vous paraîtra bien jeune. De mon côté, je ne puis m’empêcher de vous trouver un peu disputeur ; et il me faut un philosophe comme Kant pour vous détourner de cette méthode de chercher la vérité qui consiste à tuer les uns et les autres jusqu’à ce qu’on trouve quelque blessé à qui on espère sauver la vie. Mais c’est assez de généralités. Je me propose de traiter dans mes lettres les questions suivantes : de la conscience de soi, de l’espace et du temps, de la géométrie, de l’arithmétique, et autres qu’il est inutile d’énumérer d’avance. Sur toutes ces questions j’ai entendu des discussions, d’où je tirais qu’il était bien malheureux que Poincaré et Einstein n’aient pas lu Kant. Je cite ces deux-là, parce que les erreurs des grands sont instructives. Je reviens à Platon ; car j’ai dit souvent : « C’est malheureux qu’un homme d’entendement n’ait pas lu Platon ». Je conviens qu’on ne peut guère lire Platon ou Kant que dans des traductions ; mais je pense que les traductions reproduisent exactement les idées de l’auteur traduit. Ce n’est pas comme si je cherchais dans les traductions le style et la matière d’un auteur. Mais quant à l’idée, on ne peut pas la manquer quand il s’agit d’un auteur qui expose non pas son idée, mais celle de son lecteur. Vous êtes invité à vous comprendre vous-même. J’avoue que c’est beaucoup demander, et c’est jeter le lecteur dans les dangers de l’originalité et de la solitude.

Mon cher ami, telle est ma préface. Si elle vous effraie, mettons que je n’aie rien dit. Et commençons l’analyse par le Je pense, qui est le principe de la recherche critique. L’unité du Je pense est fondée sur le prétendu dédoublement, dont les médecins ont trop parlé. Car de ce que je me pense double, il faut penser que le Je est unique. Oui, si loin qu’on remonte, jamais une expérience ne fera croire que je suis double ; ce que Kant exprime en disant que la conscience est une a priori. Il dit ordinairement : l’unité originairement synthétique de la conscience de soi. Ces belles formules épouvantent le lecteur. Il faut s’efforcer de les comprendre sans trouble. Je ne vois à expliquer ici que le mot synthétique, qui appartient au vocabulaire de Kant. Je dois donc dire un mot des jugements analytiques et synthétiques. Est analytique un jugement dans lequel l’attribut ne fait que répéter le sujet ; par exemple, dire que l’homme est menteur, c’est dire que l’homme est l’homme ; d’où vous apercevez le long développement de la logique classique, dite aussi logique d’Aristote. À ce point de l’investigation, le lecteur de Kant recherche si quelque jugement est vraiment analytique. Par exemple, si vous énoncez que l’or est bon conducteur de l’électricité, vous ne pouvez, en examinant la nature de l’or, conclure cela. Il n’y a que l’expérience qui puisse nous éclairer là-dessus. On comprend comment le jugement a posteriori s’oppose au jugement a priori. Le premier est toujours synthétique, en ce sens que l’attribut ajoute quelque chose au sujet. Le second est nécessairement analytique, en ce sens que l’analyse du sujet dans son contenu fait ressortir l’attribut ; en sorte que ceux qui voudraient prouver que l’espace est infini n’ont pas à chercher la preuve dans quelque idée, ou disons concept, autre, mais n’ont à considérer que ce qu’ils pensent dans le sujet. Que l’homme soit imparfait, cela est nécessaire si je conçois l’homme comme un organisme dans la nature, et qui subit l’assaut continuel de toutes les choses ; car il est clair alors que l’esprit subira des choses et les exprimera d’abord, avant de savoir si ces choses font une pensée vraie. D’où l’on conclura que la pensée de l’homme est imparfaite, ou même, si l’on veut, que tout homme est menteur, car toute réaction au choc est un geste, et ce geste est nécessairement menteur. Ce qui nous donne aussitôt une première esquisse de l’homme sincère. L’homme sincère est un homme qui retient le premier geste. En ce sens, l’homme qui fait voir à son ami par un geste qu’il le trouve bien changé ne doit pas être dit sincère, mais menteur au contraire. Et celui qui retient ici le geste est sincère. Vous voyez que nous sommes loin des jugements vulgaires, et vous pouvez comprendre, par une anticipation hardie, que la morale est a priori. Je crois que la réflexion ainsi conduite est capable d’orienter un esprit dans la philosophie, qui n’est alors autre chose qu’une pensée a priori ; on dira la même chose en disant que la philosophie nous fait connaître l’Esprit. Pour adoucir l’étonnement du disciple, je lui rappelle que Descartes, recherchant ce qu’il doit penser de la matière, n’a voulu en juger que selon Dieu, c’est-à-dire selon l’Esprit ; et c’est ainsi qu’il a décidé sur la matière, sur le mouvement, sur le choc, sur l’étendue et l’espace et sur le temps. D’où est sorti le Spinozisme, qui est, comme vous le savez, une grande chose. Kant, par les mêmes moyens d’investigation, a découvert cet axiome que deux temps différents sont nécessairement successifs, et que l’espace n’a point de limite. Amusons-nous à cet exemple. Que l’espace ait une limite, cela suppose qu’il y ait un lieu sans espace. On voit paraître ici une autre logique, que Kant appelle la logique transcendantale, et qui découvre notamment que toute proposition vraie est analytique ; ce que Leibniz a mis sous cette forme : dans une proposition vraie l’attribut est contenu dans le sujet. En voilà bien assez ; nous sommes en plein kantisme ; nous sommes au centre ; car ce qui fondera les principes des sciences de la nature, c’est que l’unité du Je pense ne peut jamais être rompue. Ce qui donnera toute valeur à ce beau titre de chapitre : déduction des principes. Ainsi ce penseur s’avance en souverain, et, réveillé, comme il le dit, par Hume, « de son sommeil dogmatique », se garde pourtant du doute de Hume, qui ne peut fonder ni la causalité ni les lois de la nature. Kant a osé dire que les principes de la Raison sont les lois de la nature, et vous comprenez un peu pourquoi, et quel trouble il a jeté dans les esprits. Je vous laisse en ce trouble, mon cher philosophe, car ce trouble même suppose le beau et grand doute qui transforme nos incidents en pensées.

22 mars 1946.