Lettres à Sixtine/Bonjour, ma chère adorée

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Manoir de Mesnil-Villeman

Gavray (Manche).



Bonjour, ma chère adorée, je me suis levé assez tard. Vaguer par les jardins, me refamiliariser avec les choses, me reposer les yeux aux verts, aux pourpres, aux violets des feuilles, me mène jusqu’à 10 h. et je remonte vivre un peu avec toi, en cette chambre, au second étage, avec une vue de hêtres, de marronniers, de toutes sortes d’arbres qui sont mon horizon, où j’ai rêvé jadis, où je me retrouve comme étranger.

Hier, à la gare, une grande victoria m’attendait et, demi couché sur les coussins de vieille soie brochée, un peu usée et fanée, je songeais comme Berthe serait bien et ferait bien à côté de moi. J’arrive et c’est une sensation de dépaysement ; la maison, peuplée pourtant, a des airs de chose vide ; au sortir du bruit, elle semble muette.

Les objets, les personnes, la nature, le monde sont vraiment ce que nous les faisons, ce que nous les voyons, et je me demande, plus que jamais, si les choses existent ailleurs que dans notre cerveau, si elles ont une réalité en dehors de notre pensée et de notre conscience. Ce qui vit, ce qui est pour moi, en ce moment, ce sont les deux petits coins de Paris, où elle se meut, où elle respire ; chez toi et chez moi c’est là que je suis resté.

Sûrement il m’est agréable de voir ma famille, que j’aime beaucoup pour mille raisons, sans nombrer les autres, mais ce n’est pas la même case ; je manque de tes baisers. Si seulement, par-ci, par-là, j’avais le bout de tes doigts que j’aime tant à sentir à mes lèvres ! Comme consolation, je me repose, je suis au vert, je vais accumuler de la tendresse, de la force, comme une machine que l’on maintiendrait jour et nuit sous pression.

Elle sera bien aise de savoir qu’on m’a trouvé bonne mine ; si les mauvaises langues savaient cela, seraient-elles vexées. De fait, je sens que je me porte fort bien. L’action, surtout une certaine action, m’est nécessaire ; autrement, l’imagination fait des siennes et le système nerveux s’en ressent avec le reste.

Je ne me fais pas à cette idée que nous sommes séparés, et hier soir, montant me coucher, j’eus un moment de spleen tel que la tête me tournait presque. La fatigue du voyage l’emporta et ce matin les rêves sont moins noirs. Il y aura encore des moments durs, ceux où je me trouve seul. Toi aussi, tu vas souffrir, ma toute aimée, et c’est cela surtout qui m’est pénible. Voilà que je m’attendris. Non, soyons forts, comme nous le fûmes hier, sur le quai, nous souriant le cœur plein d’amertume.

Quelles heures divines j’ai eues avec toi, comme tu as ensoleillé ma vie ! Ton cœur me tient chaud, tes baisers me rafraîchissent, tes yeux m’éclairent. Fais-toi de belles robes pour me réjouir encore plus ; mets ta volonté à bien dormir, bien calmer tes nerfs ; je t’en prie, sors beaucoup, fais des courses, fussent-elles inutiles. Tu ne sais pas comme ce que tu m’as dit l’autre jour me fait peur : rassure-moi.

Adieu et à demain, ma chère poésie, ma chère âme, ma chère chair. Un jour de passé, bientôt deux. Lundi, il y aura une lettre à la Bibliothèque, si je ne puis l’envoyer rue de Var. Mardi chez toi.

P.S. Le voyage de ma sœur est remis à plus tard. De même celui de mon frère.

Manoir de Mesnil-Villeman

Samedi, 3 septembre 1887


6 h. — Décidément, non, il ne sera guère distrait, la vie est trop lente ; entre chaque phrase il y a place pour une pensée vers elle. Sorti un peu par une des avenues, allé jusqu’au village : peu récréatif. Me voyez-vous, mon amie, dans ce cadre champêtre. Non, puisque vous ignorez le cadre. Pourtant toutes les campagnes se ressemblent par un point : le fond du tableau est vert. Que de vert ! J’en étais déshabitué à ce point. Les chemins eux-mêmes sont verts et aussi verts les troncs des arbres habillés de mousses.

Après la secousse que j’ai éprouvée — secousse, est-ce le mot ? — quelque chose d’approchant — après le don de moi-même, je ne retrouve pas ici ce que je croyais y avoir laissé. Puis, pour presque une semaine encore, ma sœur est absente et c’est une contrariété ; sa présence m’eût été plus agréable que jamais, elle seule pouvait faire passer un peu plus vite les heures.

10 h. 1/2. — Je monte à ma chambre, las de n’avoir rien fait, sans courage même à écrire des mots pour elle.

L’étoffe rayée dont il est question se fait encore dans le pays. On en trouve à raies violettes ou bleues sur fond noir ; on en peut commander de tel dessin et couleur que l’on veut. L’idéal en ce genre c’est, je crois, rouge et orange par bandes d’inégale largeur. Ce que l’on obtient maintenant est, paraît-il, de moins beau tissu. La largeur est de un mètre. Je tâcherai d’en trouver d’anciennes.

Il y aura du houx dans mes bagages et beaucoup d’autres verdures. Je tâcherai de lui en envoyer des spécimens dans des lettres et elle dira ce qui lui plaît. Je ne pense qu’à elle et m’ingénie à épuiser la liste de ce qu’elle a demandé.

Pourquoi faire, me dit-on, cette étoffe ? — Couvrir un fauteuil, faire un tapis de table, une tenture. Prendre un air innocent et détaché est amusant.

J’aimerais beaucoup être à demain. J’aurais une lettre d’elle. Si je ne l’avais pas ce serait une grosse déception. Sa belle grande écriture sur l’enveloppe ; l’adresse sur le côté gommé, le timbre de travers ; à moins qu’on n’ait dissimulé son originalité par prudence.

Dimanche matin, 4 septembre. — J’ai rêvé de la lettre que j’attends et j’y pense tout d’abord en me levant. Je n’ai jamais lu beaucoup de son écriture, elle ne m’a pas gâté d’épanchements écrits. Son caractère est ainsi. Mais je sais lire dans ses yeux, sur ses lèvres fermées et je comprends les hiéroglyphes de ses gestes, de sa démarche, les mouvements de ses membres chers, le rythme de sa respiration.

Il fait un affreux temps gris. Pourtant devant moi, le soleil, de temps en temps, entre deux nuages, illumine un grand laurier-palme aux feuilles vernies.

J’essaie de m’amuser un peu par les yeux, mais sans conviction ; rien ne me réveille.

Ce matin la sensation de l’absence s’exacerbe, devient une souffrance. Nous avons déjà subi bien des cruelles nécessités, mais celle-ci est vraiment trop amère.

A demain, ma Berthe chère, ma chère femme. J’ai au doigt un des anneaux de la chaîne, tu as l’autre et notre pensée, du moins, nous tient magnétiquement unis.

Manoir de Mesnil-Villeman

Lundi, 5 septembre 1887.


Lundi, 3 h. — Je viens seulement de recevoir ta lettre, que j’attendais hier, et qui me parvient un jour en retard par suite d’une stupide erreur de la poste. Quelle déception hier, et quelles heures, quelles lignes noires j’ai écrites (que je n’envoie pas. La contrariété a été telle que j’ai été malade toute la soirée, toute la nuit, jusqu’à ce matin, où j’ai repris vie en attendant le facteur. J’ai parcouru les pages en attendant de les pouvoir lire seul et je les tiens dans ma main toute pleine de toi et de ton cœur. Ce sont de singulières vacances, un singulier repos que je prends, toujours en une perpétuelle tension de pensées, les yeux vers toi. Je te voyais restée debout sur le quai, maintenant je te vois sur ce banc où nous avons fait, plus d’une fois, de longues poses tristes à l’idée de nous quitter pour douze heures, et maintenant ce sont des jours.

J’avais bien peur de la crise que tu as éprouvée ; pleurer, tu as pleuré et c’est moi qui… Ne te fais pas d’idées si noires, ô ma chère femme, pense au retour. Quand tu auras cette lettre, huit jours bientôt seront passés et il s’en faudra d’une semaine que nous nous retrouvions. La séparation est ce qu’il y a de plus cruel au monde ; si elle était irréparable, éternelle, celui de nous qui demeurerait ne demeurerait pas longtemps. Partir avec toi, s’endormir avec toi pour toujours, ce ne serait rien, et au contraire ce serait peut-être l’infini.

Quoique nous souffrions, nous avons la bonne part, ma chère reine, nous nous aimons uniquement, nous ne vivons que de la vie l’un de l’autre, c’est la plus grande somme de délices qu’il soit donné à une créature humaine d’éprouver. Tu m’as fait cette joie, je te dois tout ; il me semble que c’est de toi que je tiens l’existence et hors de toi je n’en voudrais pas. C’est bien la Vie Nouvelle, la Vita Nuova, qui a commencé avec ton amour. Je puis écrire comme Dante, à cette date : Ici commence la Vie nouvelle. Et j’aurais pu dire encore comme lui, quand je te vis, la première fois, si j’avais eu de justes pressentiments : Voilà un Dieu plus fort que moi, il va me dominer. Comme lente et douce a été notre mutuelle pénétration jusqu’au jour, où, par ma faute peut-être, commencèrent des luttes douloureuses. N’en regrettons rien. Le présent dépend du passé, et qui sait si ce n’est pas cela qui devait faire la force de notre passion de nous être tant et si longtemps désirés ? Je t’ai respectée, je t’ai traitée comme une reine de qui on attend le signal, auquel on ne le donne pas ; c’est ainsi que je trouvais en toi quelque chose que les autres n’ont pas ; c’est que je ne voulais pas forcer l’éclosion de la fleur, c’est que je te voulais amener à ce point où en te donnant tu te donnais pour toujours, sachant que c’était pour toujours. Je me sens comme forcé de le dire encore, tant cela me paraît étrange : Tout est changé ici ; je ne reconnais rien ; là où tu n’es pas, rien ne m’intéresse. La passion que tu cherchais, tu l’as créée, et quel chef-d’œuvre tu as fait !

Tu auras été un jour sans lettre. Ce que j’avais écrit était trop noir. Tu as assez de tes tristesses sans que j’y accumule les rêveries d’un homme malade. Avec ta lettre, au moins, je vais vivre un peu.