Lettres à Sixtine/Enfin, je les relis ces pages

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Manoir de Mesnil-Villeman.
Jeudi soir, 11 h., 8 septembre 87.




ENFIN, je les relis ces pages. D’abord, les parcourir à peine c’est tout ce que je pus faire. Pas un moment de solitude et je viens seulement d’être libre. Toute la journée, un mot m’était resté dans la tête sur lequel je veux un commentaire. Insurgée ! Je le comprends bien un peu, mais il y a là-dedans beaucoup de choses que je voudrais voir écrites.

Au moins aujourd’hui j’ai des nouvelles de la veille ; le trou est moins large. Je sais qu’hier cette feuille était encore sous ses doigts, qu’elle y écrivait non sans une certaine colère de me voir toujours mélancolisé à la même place. Mon séjour ici est presque à sa fin ; je n’y passerai plus qu’un jour, entre deux expéditions, la semaine prochaine, mardi ; il faut m’y écrire à partir de Dimanche. Mercredi matin, j’arrive chez la Mère grand et jeudi soir — pas avant, hélas ! — je prends le train pour être à Paris vendredi matin. Vers cinq heures moins le quart, je mettrai la clef dans la serrure, rue de l’Université, et tu seras là et nous serons payés de nos peines ; au moins nous auront-elles valu ce moment du retour. — Si je n’avais pas un volume à t’écrire j’en resterais là ce soir, rêvant à ce moment où je nous vois, et il y a encore presque une semaine. Il m’a été impossible de négocier un plus prompt retour, sans être forcé à de trop invraisemblables imaginations, et aussi sans amener des contrariétés. Songe que l’année passée et d’autres années, au lieu de couper huit jours à mon congé, je l’allongeais frauduleusement de toute une semaine !

Ainsi, ô ma chère amie, tu l’as dit, tu l’as écrit. Cette littérature on veut donc bien s’y intéresser. C’est la dernière joie que tu pouvais me donner ; tu la tenais en réserve. Maintenant seulement, rien de toi ne m’échappe ; j’aurai ton intelligence aussi, comme ton âme et comme ta beauté. Il aurait été dur, souvent, très dur de travailler près de toi à des choses auxquelles tu serais demeurée étrangère. Travailler avec toi, compris, encouragé et aidé par toi ; c’est le plus complet bonheur que je pouvais imaginer. Il me semblait que les heures que je donnais au travail, je te les volais ; elles seront à toi comme les autres, et c’est pour toi que je travaillerai. Arriver pour moi je le voulais, avec une énergie souterraine, sans en avoir l’air, et d’ailleurs sans me sentir talonné par une ambition immédiate. Si tu me tends la main, si tu me dis d’arriver pour toi, comme cela devient différent. Sais-tu que pour bien travailler il faut un but extérieur et qu’une satisfaction égoïste est insuffisante pour tel qui n’a pas l’égoïsme invétéré.

Tu me fus bien cruelle, un soir — ou une après-midi, un vendredi que je restai chez moi — en me disant, ou en ayant l’air de me dire qu’il était fâcheux que j’eusse à travailler. Tu fis que j’eus comme un remords, comme une honte, de ce qui jusque-là avait été l’unique mobile de ma vie. Je t’aurais sacrifié tout, même cela. Mais je savais, au fond de moi, que tu voulais tout le contraire, que je m’y prenais mal, et que le moment viendrait où ce dernier lien nous lierait.

(A demain la suite. J'irai à la poste moi-même et tu auras dimanche matin un paquet timbré de Coutances.)