Lettres à Sixtine/Sphinx Couché dans le sable
Geffosses, Dimanche 11 septembre, 4 h.
OUCHÉ dans le sable, dans les dunes, à l’abri
du vent. Par une échancrure, je vois la mer
glauque sous le ciel, sous le ciel laiteux ; à l’horizon,
après une bande sombre, Jersey se détache
dans un bleu de brume. Le sable chauffé par une
journée de soleil me brûle et m’amollit ; il y a
comme des baisers dans l’air, et les vains désirs
se fondent en une tristesse. Le halètement sourd
du reflux engourdit la pensée, de même que les
effluves salines aiguisent les sens. L’hallucination
vient : Tu surgirais tout d’un coup d’entre les
grandes herbes des dunes que je n’en serais pas
étonné. C’est aussi que j’ai beaucoup vécu avec toi aujourd’hui. Je fus à la messe ce matin, il y
avait de l’orgue et toute notre vie dans les églises
a surgi devant moi, depuis ce vendredi du Stabat
jusqu’au jour des jacynthes.
Le creux de sable où je suis étendu se peuple de ta forme ; tu sors de l’eau ruisselante, étincelante au soleil, comme Astarté, ou tu t’allonges sur la dune, le vent couvrant de sable menu ta peau ivoirée.
Mes sens s’irritent ; d’ailleurs, je suis un peu énervé ; je dors fort mal ; passant tous mes rêves avec toi, ce qui n’est pas calmant du tout.
Cette solitude de la mer est terrible ; en deux heures on est las d’esprit, sans autre lucidité que des sensations lancinantes ; toute l’âme est chair. Ceux qui trouvent que ça élève l’âme à Dieu n’ont pas le crâne fait comme moi ; à Trouville, peut-être, à cause du casino, mais pas à Geffosses, où je suis la seule nature respirante, en face du flot bleu. C’est vers toi qu’en un désir fou elle va, affamée de baisers. Oh ! ce creux dans les dunes, encore un endroit où j’ai semé un des petits cailloux blancs, que j’ai emporté, comme le Petit-Poucet, pour retrouver le chemin de mes désirs.
De longtemps, d’ailleurs, je fus obsédé par cette fantaisie, et je l’objectivai une fois, mais à l’état de désir seulement dans Patrice. Ainsi ai-je fait souvent ; ce que je ne pouvais réaliser, je l’écrivais. Et voilà pourquoi je n’écrirai peut-être plus de roman d’amour ; on n’écrit bien que ce qu’on n’a pas vécu. Ceci n’est pas l’opinion commune, mais vois, Balzac ne vécut jamais qu’en imagination. Ce sont deux cases très différentes, la littérature et la vie ; on ferait un chapitre là-dessus s’il y avait des gens pour le lire.
— Voilà des cockneys qui arrivent et des femmes d’une esthétique médiocre vont apparaître dépouillées de leur corset (il n’est pas donné à tous d’avoir une femme avec laquelle on peut railler le corset), spectacle d’un intérêt très ordinaire.
Je me vautre vêtu de molleton blanc ; j’en apporterai la vareuse qui avec un liseré rouge ou bleu ne lui déplaira peut-être pas comme vêture pour la maison.
Le soleil baisse, le vent devient frais et cela m’apaise. Je n’ai pas pris de bain, ne voulant pas aggraver un léger mal de gorge. Puis la mer est loin, très basse et je manque un peu d’entrain.
À nous deux nous y serions si bien. Ceci est un rêve très réalisable ; sinon à Geffosses. Il n’y a pas des tantes sur toutes les plages de France.
On aurait pu, s’il n’y a pas encore de décision au sujet de Patrice, communiquer Merlette. Un volume déjà paru peut décider en montrant qu’on n’est pas absolument un débutant.