Lettres à Sophie Volland/10

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 367-370).


IX


À Langres, le 3 août 1759.


Voici, ma tendre amie, ma quatrième lettre. La première vous était adressée ; la seconde, sous enveloppe, à M. Berger, receveur général des gabelles a l’Hôtel des Fermes ; la troisième à Mme..... J’en ai reçu trois des vôtres, dont deux à la fois. Mon frère a ouvert la dernière ; mais il n’en a lu que quelques lignes qui ne contenaient heureusement rien qui pût l’effaroucher. C’était le détail des nouveaux accidents survenus à votre chère petite. Pour éviter à l’avenir un quiproquo qui troublerait l’homme de Dieu, désignez-moi par le titre d’académicien de Berlin. La pauvre enfant, que je la plains ! que je plains la mère ! Sans les infirmités de l’enfant, disent-ils, la tendresse de la mère ne paraîtrait pas. Quelle sottise ! Il fallait immoler un être innocent et sensible pour faire éclater la commisération d’un autre ; arracher la plainte et le gémissement de sa bouche, les rendre malheureux tous les deux, pour que l’on vît que l’un était bon ; commettre une injustice pour que la vertu s’exerçât ; s’exposer au reproche pour nous rendre dignes d’éloges ; se dégrader à nos yeux afin de nous honorer aux yeux de nos semblables et aux nôtres : quel système ! Que penserait-on d’un souverain qui gouvernait d’après ces principes ? Y a-t-il deux justices, l’une pour le ciel, l’autre pour la terre ? Si cela est, que devient l’idée de justice ? Si on la perd, elle aura souffert le peu d’instants qu’elle aura duré. Si on la conserve, elle n’en aura pas été moins châtiée avant que d’avoir failli. Mais si ce n’est pas elle, c’est son père, ajoutent-ils. Les insensés ! ils ne s’aperçoivent pas que leur réponse est celle de la fable de l’Agneau et du Loup qui buvaient à la même fontaine, l’un au-dessous de l’autre[1], et que celui qu’ils adorent est le loup : et sans cette fable, s’écrie le sublime Pascal, l’univers est une énigme inintelligible ; et la fable, lui répliquerai-je, est un blasphème.

Depuis que la glace est cassée, je fais le petit bec ; j’approche mes doigts de ma bouche et je vous envoie des baisers, comme Émilie à sa maman. Nous nous rapprocherons, mon amie, nous nous rapprocherons ; en attendant je ne permets votre bouche qu’à votre sœur. Qu’elle fut aimable le jour que nous nous séparâmes ! Combien elle connut notre peine ! Son cœur en était serré. Vous ne vous aperçûtes pas que ses couleurs en étaient presque éteintes. Moi, je le voyais, je me rappelle, et je me dis : Ah ! que le mortel qu’elle aimera sera bien aimé ! oh ! combien nous souffrirons, ma Sophie et moi, si jamais nous sommes aussi témoins de leurs adieux ! Faites-lui bien ma cour ; la chose qu’elle entendra avec le plus de plaisir, qui m’en fera le plus estimer, qui lui justifiera le mieux les sentiments qu’elle a conçus pour moi, c’est que vous m’aimez, c’est que je vous aime à la folie, c’est que je ne cesserai jamais ; répétez-le-lui donc du matin au soir.

Je suis bien aise que M… se porte mieux, et que son rival soit homme à se payer d’une maxime d’opéra : c’est tout ce que cela vaut.

Je ne sais pourquoi mes lettres ne vous sont pas encore parvenues : rassurez-moi là-dessus.

Nous avons ici une promenade charmante ; c’est une grande allée d’arbres touffus qui conduit à un bosquet d’arbres rassemblés sans symétrie et sans ordre. On y trouve le frais et la solitude. On descend par un escalier rustique à une fontaine qui sort d’une roche. Ses eaux, reçues dans une coupe, coulent de là, et vont former un premier bassin ; elles coulent encore et vont en remplir un second ; ensuite, reçues dans des canaux, elles se rendent à un troisième bassin, au milieu duquel elles s’élèvent en jet. La coupe et ces trois bassins sont placés les uns au-dessous des autres, en pente, sur une assez longue distance. Le dernier est environné de vieux tilleuls. Ils sont maintenant en fleur ; entre chaque tilleul on a construit des bancs de pierre : c’est là que je suis à cinq heures. Mes yeux errent sur le plus beau paysage du monde. C’est une chaîne de montagnes entrecoupées de jardins et de maisons au bas desquelles serpente un ruisseau qui arrose des prés et qui, grossi des eaux de la fontaine et de quelques autres, va se perdre dans une plaine. Je passe dans cet endroit des heures à lire, à méditer, à contempler la nature et à rêver à mon amie. Oh ! qu’on serait bien trois sur ce banc de pierre ! C’est le rendez-vous des amants du canton et le mien. Ils y vont le soir, lorsque la fin de la journée est venue suspendre leurs travaux et les rendre les uns aux autres. La journée a dû leur paraître bien longue, et la soirée doit leur paraître bien courte. Tandis que je suis là, mon frère, ma sœur et un ami arrangent nos affaires. Il me tarde bien qu’ils aient fait. Voici un trait qui m’a touché et qui vous touchera. Mon père avait une amie ; c’était une parente pauvre, bonne femme à peu près de son âge : ils tombent malades presque en même temps ; mon père mourut le jour de la Pentecôte. Elle apprit sa mort et mourut le lendemain. Ma sœur lui ferma les yeux, et on les a enterrés l’un à côté de l’autre. Fermer les yeux est une expression figurée à Paris ; ici, c’est une action d’humanité réelle. Ma sœur me racontait hier qu’un fils, qui était à côté du lit de son père expirant, crut qu’il était temps de lui rendre ce dernier devoir. Il se trompa ; son père sentit sa main, rouvrit les yeux, et lui dit : « Mon fils, dans un instant. »

Ô mon amie ! quelle tâche mon père m’a imposée, si je veux jamais mériter les hommages qu’on rend à sa mémoire ! Il n’y a ici qu’un mauvais portrait de cet homme de bien ; mais ce n’est pas ma faute. Si les infirmités lui eussent permis de venir à Paris, mon dessein était de le faire représenter à son établi, dans ses habits d’ouvrier, la tête nue, les yeux levés vers le ciel, et la main étendue sur le front de sa petite-fille qu’il aurait bénie. Nous nous fermerons tous les yeux les uns aux autres dans le petit château ; et le dernier sera bien à plaindre, n’est-ce pas ?

Depuis que j’ai quitté cette ville, tous ceux que j’y connaissais sont morts ; je n’y ai retrouvé qu’une femme, amie d’une jeune fille que j’aimais autrefois, et qui n’est plus. J’ai revu cette femme avec joie ; nous avons un peu causé de notre ancien temps. Il faut que je vous raconte d’elle quelque chose qui vous touchera. Peu de temps après la mort de son amie et de la mienne, je fis un voyage en province. Je sortais un jour de chez moi, elle de chez elle : elle m’invita à l’accompagner à l’église ; je lui donnai le bras. Lorsque nous fûmes sur le cimetière, elle détourna la tête, et me montra du doigt l’endroit où celle que nous avions aimée l’un et l’autre était déposée. Jugez de l’impression que son silence et son geste firent sur moi.

Je jouis maintenant un peu plus de mon âme. J’ai fait le bien que je désirais : j’ai rapproché mon frère et ma sœur ; nous nous sommes embrassés tous les trois ; leurs larmes se sont mêlées ; ils vivront ensemble ; puissent-ils se rendre heureux ! Et qu’est-ce qui les en empêcherait ? Ils sont sensibles et bienfaisants. Mais cela suffit-il ? Je me fais illusion tant que je puis sur la diversité de leurs caractères. Il le faut bien, ou remporter d’ici une âme pleine d’amertume. Adieu, mon amie ; chère sœur, je vous recommande sa santé ; ne négligez pas trop la vôtre. Mille souhaits pour la chère enfant. J’attends un mot de vous pour écrire à madame votre mère. Adieu, adieu.

Ne m’oubliez pas auprès de l’abbé, de MM. Gaschon et de Prisye ; dites à Mlle Boileau tout ce qui vous conviendra ; je suis sûr de ne vous dédire de rien. Et ses projets, où en sont-ils ? Elle vous fuit ; elle ne vous estime pas moins ; j’en suis sûr.

Je n’entends toujours rien de Grimm. Que fait-il ? À quoi pense-t-il ? Se porte-t-il bien ? Est-il malade ? Je ne sais que penser de son silence. Il est impossible qu’il me croie encore à Paris. Adieu, mon amie.



  1. La Fontaine, liv. I, fable x.