Lettres à Sophie Volland/9

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 364-366).


VIII


Langres, le 31 juillet 1759.


À peine y a-t-il quatre jours que je suis ici, et il me semble qu’il y ait quatre ans. Le temps me dure ; je m’ennuie. Je vais vous entretenir un peu de nos affaires domestiques, puisque vous me l’avez permis. D’abord, il m’est impossible d’imaginer trois êtres de caractères plus différents que ma sœur, mon frère et moi. Ma sœur est vive, agissante, gaie, décidée, prompte à s’offenser, lente à revenir, sans souci, ni sur le présent ni sur l’avenir, ne s’en laissant imposer ni par les choses ni par les personnes ; libre dans ses actions, plus libre encore dans ses propos ; c’est une espèce de Diogène femelle. Je suis le seul homme qu’elle ait aimé ; aussi m’aime-t-elle beaucoup ! Mon plaisir la transporte ; ma peine la tuerait.

L’abbé est né sensible et serein. Il aurait eu de l’esprit ; mais la religion l’a rendu scrupuleux et pusillanime. Il est triste, muet, circonspect et fâcheux. Il porte sans cesse avec lui une règle incommode à laquelle il rapporte la conduite des autres et la sienne. Il est gênant et gêné. C’est une espèce d’Héraclite chrétien, toujours prêt à pleurer sur la folie de ses semblables. Il parle peu, il écoute beaucoup : il est rarement satisfait.

Doux, facile, indulgent, trop peut-être, il me semble que je tiens entre eux un assez juste milieu. Je suis comme l’huile qui empêche ces machines raboteuses de crier, lorsqu’elles viennent à se toucher. Mais qui est-ce qui adoucira leurs mouvements quand je n’y serai plus ? C’est un souci qui me tourmente. Je crains de les rapprocher, parce que si elles venaient un jour à se séparer, ce serait avec éclat. L’équité et le désintéressement sont deux qualités qui nous sont communes. Dieu merci, tout finira promptement et bien, sans que je m’en mêle. Mon père nous a laissé 50,000 francs en contrats, deux cents émines[1] en grain ou la valeur de 10,000 livres, une maison à la ville, deux jolies chaumières à la campagne, des vignes, des marchandises, quelques créances et un mobilier tel à peu près qu’il convenait à un homme de son état. Mon frère et ma sœur seront mieux partagés que moi, et je m’en réjouis. Qu’ils s’approprient tout ce qui leur conviendra, et qu’ils me renvoient. Pourquoi m’accommodais-je autrefois si bien de la vie qu’on mène ici, et ne puis-je la supporter aujourd’hui ? C’est, ma Sophie, que je n’aimais pas, et que j’aime.

Les choses ne sont rien en elles-mêmes ; elles n’ont ni douceur ni amertume réelles : ce qui les fait ce qu’elles sont, c’est notre âme ; et la mienne est mal disposée pour elles. Tout ce qui m’environne me lasse, m’attriste et me déplaît. Mais qu’on me promette ici mon amie, qu’elle s’y montre, et tout à sa présence s’embellira subitement. Si les objets ont changé pour moi, il s’en manque beaucoup que je sois le même pour eux. On me trouve sérieux, fatigué, rêveur, inattentif, distrait. Pas un être qui m’arrête ; jamais un mot qui m’intéresse ; c’est une indifférence, un dédain qui n’excepte rien. Cependant on a des prétentions ici comme ailleurs, et je m’aperçois que je laisse partout une offense secrète. Plus on m’estime, plus on souffre de mon inadvertance ; et moi, j’admire combien sottement les autres s’accusent ou se félicitent de notre humeur bonne ou mauvaise ; ils s’en font honneur, et ils n’y sont pour rien. Ah ! si j’osais les détromper, je leur dirais : Vous me plairiez tous, si j’avais ici ma Sophie ; et pourtant elle vous déparerait. La comparaison que je ferais de vous avec elle ne serait pas à votre avantage ; mais je serais heureux, et l’homme heureux est indulgent. Venez donc me réconcilier avec cette ville… Mais cela ne se peut. Il faut que je la haïsse jusqu’au moment où j’en sortirai pour retourner à vous. Je sens davantage que cette idée embellira mes derniers jours.

J’ai reçu vos deux lettres à la fois. Tout ce que vous y peignez, je l’éprouve ; j’ai payé le tribut à l’eau et à l’air de ce pays ; mais peut-être ne m’en porterai-je que mieux. N’est-ce pas à M… qu’il faut adresser les lettres pour Isle ? Je reviendrai donc avec madame votre mère ! Je m’y attendais. Ce n’était pas par Roger que j’espérais un mot de vous : mais je l’ai cherché dans le paquet de madame votre mère et dans les poches de la chaise, et j’ai été surpris de ne rien trouver. Grimm me sait ici ; pourquoi donc ne m’a-t-il pas écrit ? Il me néglige, mon amie ; réparez sa faute. Parlez-moi de vous, parlez-moi de votre chère sœur. Si pendant mon absence il vous arrive quelquefois de retourner au petit château, que j’y sois avec vous[2]. Je rêve aussi de mon côté à perfectionner cet établissement, et je trouve qu’on y aurait besoin d’un personnage qui fût le confident de tous, et qui fit entre eux le rôle de conciliateur commun. Qu’en pensez-vous ? Tout bien considéré, j’aimerais mieux que cette fonction fut confiée à une femme qu’à un homme. Adieu, ma bonne, ma tendre amie. Je vous serre entre mes bras, et je vous réitère tous les serments que je vous ai faits. Soyez-en témoin, vous, chère sœur. Si je manque jamais à son bonheur, haïssez-moi, méprisez-moi, haïssez, méprisez tous les hommes. Sophie, je vous aime bien, et je révère votre sœur autant que je vous aime. Quand vous rejoindrai-je toutes deux ? Bientôt, bientôt.

P. S. Ne me laissez point oublier de M. de Prisye, de l’abbé Le Monnier, de M. Gaschon, si vous l’avez encore ; et présentez mon respect à Mlle Boileau. Aurez-vous encore l’inhumanité de ne pas dire un mot de l’enfant[3] ? Je la vois d’ici. Je vois aussi la mère, et cette image me touche toujours.

J’ai vu, depuis que je suis ici, tous les fermiers de mon père, et je n’en ai pas vu un seul sans les larmes aux yeux. Combien cet homme a laissé de regrets !

Vous aimeriez beaucoup ma sœur ; c’est la créature la plus originale et la plus tranchée que je connaisse ; c’est la bonté même, mais avec une physionomie particulière. Ce serait la ménagère du petit château. Je n’y veux point de chapelain. Adieu, ma Sophie ! adieu, respectable et digne sœur de ma Sophie ! Tournez un peu vos yeux de ce côté, et tendez-moi votre main.



  1. Mesure du pays, contenant 400 livres de froment.
  2. Le petit château était un séjour imaginaire de bonheur que rêvaient Diderot et sa maîtresse. On verra souvent celui-ci revenir, dans cette correspondance, à son plan de vie pour le petit château. (T.)
  3. L’enfant, malade, de Mme Le Gendre.