Lettres à Sophie Volland/104

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 223-228).


CIII


Paris, le 20 février 1766.


Vous aimeriez mieux qu’il n’y eût ni France ni enfants ? Eh bien ! c’est tout juste ce que je leur avais laissé la liberté d’ôter ; quoique le plus jeune, caché entre les genoux de la France, pût un jour devenir une prophétie.

Mon amie, quand on compose ou quand on juge un monument religieux, il faut se prêter au système. Si vous étiez un peu conséquente, le premier, où l’on voit une Religion qui arrête la Tendresse conjugale en lui montrant le ciel, perdrait aussi son intérêt et son pathétique. Les anciens, qui savaient que la richesse est l’ennemie du sublime, s’en seraient tenus aux deux oreillers et à la seule figure de l’époux qui se range ; car cette figure est vraiment sublime. Pour le sentir, supposez que vous soyez l’épouse, et que vous regardez cet homme qui dort, qui se presse doucement la cuisse et qui vous fait place. Supposez seulement que ce soit ce frère si chéri !

Si vous considérez le second monument en place, cet ange qui annonce le grand jour, tourné vers la porte du temple ; cette Justice éternelle, ceinte du serpent qui se mord la queue, ayant sur ses genoux la balance dont elle pèse les actions des hommes et les palmes dont elle couronne le juste, les attributs de la grandeur humaine éclipsée sous ses pieds ; vous trouveriez cela beau, parce que cela est vrai, grand et beau. Quand je dis vrai, c’est dans le système.

Le rapport du troisième avec celui de Pigalle est bien léger ; d’ailleurs cette Maladie, qui pousse la pierre de son épaule, est terrible. Cet époux, qui ne la voit ni ne l’écoute, marque un bien parfait mépris de la vie ; et ces enfants, présentés à l’épouse par la Sagesse, sont tout à fait touchants.

J’aurais bien rendu palpables les deux mots : Apprenez à mourir, apprenez à aimer ; mais c’est par un moyen trop simple, trop au-dessus de notre goût pour être adopté ; deux spectateurs, un homme debout qui regarderait l’époux avec un étonnement sérieux et pensif ; une femme à ses pieds, qui regarderait l’épouse avec une admiration mêlée de douleur et de joie. J’y avais pensé.

Au reste, Cochin m’écrit de ces trois projets, que je lui ai envoyé trois enfants bien forts, bien beaux, bien vigoureux, mais bien difficiles à emmaillotter. Il ajoute que ce ne sera pas lui qui choisira ; mais la cour, où il y a beaucoup de flatteurs et peu de gens de goût. Il craint que le mauvais goût, aidé de la flatterie, ne demande que ces figures soit ressemblantes ; ce qui rendrait le monument plat et maussade. Je réponds que des ressemblances légères, dont la poésie disposerait à son gré, en donnant à la scène un caractère naturel et vrai, ne la rendrait que plus belle et plus pathétique ; que les physionomies changent bien en dix ans, et que, quand elles resteraient ce qu’elles sont à présent, plus les figures seront grandes, nobles et belles, plus la flatterie les retrouvera ressemblantes.

Pour éviter cet écueil des ressemblances, Cochin a demandé qu’en conservant toujours la condition donnée de la réunion future des deux époux, je lui en imaginasse un quatrième où il n’y eût que des figures symboliques. Je l’ai fait, et le voici.

Élevez un mausolée. Placez-y deux urnes, l’une fermée et l’autre ouverte. Asseyez entre ces deux urnes la Justice éternelle qui pose d’une main la couronne et la palme éternelles sur l’urne fermée, et qui tient sur son genou, de l’autre main, la couronne et la palme éternelles dont elle couvrira un jour l’urne ouverte. Voilà ce que les anciens auraient appelé un monument.

Imaginez près de ce monument la Religion debout, foulant aux pieds la Mort et le Temps. La Mort, enveloppée de ses longs draps et la face tournée contre terre ; le Temps, dans une attitude contraire, courroucé d’un monument élevé de nos jours à la tendresse conjugale, et le frappant de sa faux qui se met en pièces.

La Religion montre les urnes à la Tendresse conjugale, et lui dit : Là repose sa cendre ; là doit un jour reposer la vôtre, et les mêmes honneurs qu’il a reçus vous sont destinés.

La Tendresse conjugale, désolée, a le visage caché dans le sein de la Religion ; elle a laissé tomber à ses pieds les deux flambeaux, dont l’un est éteint et l’autre brûle encore. Un bel et grand enfant tout nu, symbole de la famille, s’est saisi d’un de ses bras sur lequel il a la bouche collée.

Voilà celui qui plaît le plus à Cochin. L’idée des urnes lui paraît noble et ingénieuse ; cette Mort foulée aux pieds par la Religion, et ce Temps courroucé contre le monument, deux figures parlantes ; et ce grand et bel enfant tout nu forme, avec les deux autres figures, un groupe vraiment intéressant. Vous vous doutez bien que la faux brisée lui a tourné la tête.

J’en ai un cinquième ; et celui-là, je l’appelle le mien. Peut-être ne sera-t-il pas le vôtre. Je n’en conclurai rien que la diversité de nos goûts. J’aime les impressions fortes, et le tableau que je vais vous décrire fait frémir.

Imaginez un mausolée au haut duquel on arrive par des degrés. Là, je suppose un cénotaphe ou tombeau creux où l’on n’aperçoit que le sommet d’une tête couverte d’un linceul, avec un grand bras nu qui pend au dehors.

La Tendresse conjugale a déjà franchi les premiers degrés et se hâte d’aller saisir ce bras.

La Religion l’arrête, en lui montrant le ciel ; tandis qu’un grand enfant tout nu, sur lequel la Tendresse conjugale a tourné tendrement ses regards, la retient par un des pans de son vêtement.

L’enfant a la tête tournée vers le ciel et pousse des cris.

À quoi sert, s’il vous plaît, que ces gens-là souffrent dans leurs palais le gladiateur qui expire, Niobé, les enfants de Latone percés de traits, et le Laocoon déchiré par des serpents, s’ils en détournent leurs yeux ? Pour moi, voilà ce que j’appelle de la sculpture.

Mais il faut dissiper ces images tristes par quelque chose de gai. On disputait, il y a quelques jours, sur les vanités dont les hommes sont les plus entêtés. Quelqu’un prétendit qu’il n’y en avait aucune dont l’ivresse fût plus violente que celle de la vanité littéraire. Pour nous le prouver, il nous disait qu’à Rome les cardinaux ont des espions qui viennent leur rapporter tout ce qui se débite sur leur compte. Il faut supposer un de ces cardinaux à son bureau écrivant, et l’espion debout devant lui.


le cardinal.

Eh bien ! qu’est-ce qu’on dit ?

l’espion.

Seigneur, on dit… on dit…

le cardinal.

Vous plairait-il d’achever ? On dit …?

l’espion.

On dit que vous avez un page charmant qui se porte mal, et que c’est de votre faute.

le cardinal, continuant d’écrire.

Cela n’est pas vrai. C’est moi qui suis malade, et c’est de la sienne.

l’espion.
On ajoute que le cardinal un tel a voulu vous enlever ce page charmant, et que vous l’avez fait assassiner.
le cardinal, écrivant toujours.

Ce n’est pas du tout pour cela.

l’espion.

On parle de votre dernier ouvrage, et l’on assure qu’il est mauvais, et que c’est un autre qui l’a fait

le cardinal, cessant d’écrire et se levant avec fureur.

Eh ! pourriez-vous, monsieur le maroufle, me nommer quelques-uns de ces gens-là ?


Avez-vous jamais entendu parler d’une demoiselle Basse, danseuse d’Opéra ? Elle était entretenue et, qui pis est, aimée par un M. Prévôt que vous connaissez. Il se présente un grand parti pour ce jeune homme ; de la beauté, de la jeunesse, de l’esprit, des talents : cela ne se refuse pas sans quelque raison secrète. Les parents suivent la conduite de leur fils. Ils découvrent l’intrigue. La mère du jeune homme s’adresse à Mlle Basse, et la conjure de fermer sa porte à son fils et de se joindre à une famille désespérée pour ramener son enfant. Elle le promet ; mais pour un moyen qu’elle avait d’éloigner son amant, celui-ci en avait cent de se rapprocher d’elle. Elle finit par se mettre au couvent. Le jeune homme se marie. La mère va trouver Mlle Basse et lui présente un contrat. Mlle Basse le refuse, et dit à Mme Prévôt qu’elle avait plus de fortune qu’il ne lui en fallait pour le parti qu’elle avait résolu de prendre : le lendemain, en effet, elle se fait carmélite.

Nous avons achevé l’histoire de Mlle Basse. Nous prétendons qu’un de ces matins elle sautera par-dessus la clôture, et que Mme Prévôt ira lui porter, dans un grenier, le contrat qu’elle a refusé et qu’elle acceptera.

M. le marquis de Gouffier s’est entêté de Mlle d’Oligny. Il lui a fait faire les propositions les plus folles qu’elle a refusées. Il s’est offert à l’épouser. Mlle d’Oligny a répondu qu’elle serait honteuse d’être sa maîtresse, et qu’il serait honteux d’être son mari. Le marquis, un de ces jours qu’au sortir de la Comédie elle s’en retournait chez elle avec sa mère, renverse la mère par terre, tandis que quatre estafiers, dont il était accompagné, se saisissent de la fille et la jettent dans un fiacre. La mère crie, la fille crie. Le fiacre ne veut pas marcher. La garde vient ; on arrête les ravisseurs. L’affaire est jugée à Versailles, et le marquis enfermé.

Êtes-vous encore parmi les tombeaux ? Voyez-vous toujours cette tête couverte d’un linceul, et ce grand bras nu qui pend ? Tâchons d’effacer de votre imagination les mausolées, en y élevant un autel, et en vous montrant devant cet autel les jeunes époux. J’avais autrefois un ami qui ne manquait pas un mariage. Pour peu que la mariée fût jolie, le gros Bouchant, c’est le nom de l’homme en question, disait, au moment de l’anneau, avec une mine et un ton d’humeur difficiles à rendre : Ah ! le bourreau !

Une mademoiselle Fiteau, fille d’un maître des comptes, était promise à un quidam qu’on ne nomme pas. Voilà le contrat passé, et le jour du sacrement venu. Le matin, l’époux futur se ravise. Il trouve qu’il manque trente mille francs à la dot de Mlle Fiteau ; il en dit les raisons au père. Le père trouve ces raisons bonnes, et promet les trente mille francs. On conduit les époux à l’autel. L’époux, interrogé s’il accepte mademoiselle pour sa femme, répond que oui, à condition que celui-ci se ressouviendra de la promesse qu’il lui a faite. La demoiselle, interrogée ensuite si elle accepte monsieur pour époux, répond : « Non, non non ; je ne serai jamais à un homme qui se rappelle, dans ce moment-ci, un sentiment d’intérêt, et qui a l’indécence de le montrer à mon père. »

Le paragraphe qui suit est pour vous.

La santé de la petite sœur n’est guère meilleure : elle avait encore de la fièvre ce soir. Cependant la toux me semble un peu plus moelleuse. Il est survenu depuis trois jours une diarrhée dont j’avais espéré plus de soulagement. Je crains que la poitrine ne s’affaisse, et le médecin le craint apparemment aussi, puisqu’il attend la cessation de la fièvre pour ordonner le lait de chèvre. L’époux est plein d’attentions ; je ne ferais pas mieux à sa place. L’enfant est guéri. J’ai passé la soirée avec Vialet. Ah ! je voudrais être à côté de vous. Je péris ici de chagrin, d’impatience et d’ennui.