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Lettres à Sophie Volland/105

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 229-234).


CIV


À Paris, ce 8 septembre 1767.


Vous ne faites rien du tout, tendre amie, de ce que je vous ai demandé. Je voulais un détail circonstancié de votre voyage ; vous me l’aviez promis ; et vous vous croyez quitte en m’écrivant : « Nous sommes arrivées à deux heures du matin à Châlons. La belle dame a un peu dormi ; maman a été tourmentée de sa colique. » Réparez ce laconisme-là, s’il vous plaît. Le jeudi matin, j’allai savoir de Mme de Blacy à quelle heure vous étiez parties ; de là au Salon, où j’employai mon temps à louer un peu, à blâmer beaucoup, jusqu’à deux heures que je me rendis chez Mme Le Gendre ; elle avait le cœur bien gros de vous savoir évadées sans l’en avoir prévenue, sans lui avoir dit adieu. « On trouve, disait-elle, toujours bien un moment à travers les embarras et les soins d’un départ ; on l’aurait bien trouvé autrefois, mais l’on ne m’aime plus. » Je lui répondis qu’à neuf heures du soir, vous ne saviez pas encore si vous auriez des chevaux pour le lendemain, et que rien n’était plus incertain que le moment de votre départ ; qu’il pouvait se faire à la minute ou être différé de deux ou trois jours.

Je lui ramenais Mme de Blacy qu’elle avait invitée et qui s’en était excusée. Nous dînâmes ; nous dînâmes gaiement ; nous passâmes tous ensemble une partie de la soirée : M. de … y était et nous nous aperçûmes, Mme de Blacy et moi, que le froid instituteur et la mère coquette faisaient bien du chemin en s’en apercevant ou sans s’en apercevoir. Nous nous séparâmes de bonne heure, parce qu’il fallut remettre à son couvent une amie de Mme Le Gendre. Celle-ci est une jolie enfant et qui a le cœur beaucoup plus tendre qu’on ne l’imagine. En arrivant, je la trouvai qui pleurait de ce qu’on différait trop à aller chercher son amie. La mère l’en grondait, et moi je lui en faisais compliment.

Le lendemain, c’était vendredi, autre séance aux tableaux où il y a quelques belles choses qui perdent à l’examen. Je sortis de là pour aller dîner au restaurateur de la rue des Poulies ; on y est bien, mais chèrement traité. L’hôtesse est vraiment une très-belle créature. Beau visage, plutôt grec que romain ; beaux yeux, belle bouche, ni trop, ni trop peu d’embonpoint, grande et belle taille, démarche élégante et légère ; mais vilains bras et vilaines mains[1].

De là, j’allai passer la soirée chez Van Loo, qu’on avait saigné du bras et qu’on a depuis saigné du pied pour un mal de tête violent dont la cause est une dartre rentrée. Cette grosse bête de Lamotte, son médecin, ne voit pas que tant que la maladie cutanée ne reparaîtra pas, il tirerait à son malade jusqu’à la dernière goutte du sang vicié, qu’il ne le guérirait pas.

J’allai souper rue Neuve-Saint-Augustin où nous parlâmes beaucoup de vous. C’est vraiment un amoureux de toute pièce. Il ne s’accommode pas de l’absence : il est triste, mélancolique, ennuyé et jaloux. Je m’amusai, avec ce sang-froid que j’ai quelquefois, à le désespérer, en mettant les choses au pis aller, et en ne voyant aucun inconvénient à ce que M. d’Estaing mît des conditions à l’avancement des deux frères de la belle dame, parce que chaque chose a son prix. Raphaël nous joua, une heure ou deux, de la harpe et du clavecin, et nous nous souhaitâmes le bonsoir à l’heure accoutumée.

J’allai samedi à Monceaux avec l’ami Naigeon ; à neuf heures j’étais chez Mme Le Gendre. Elle revenait du spectacle ; elle était morte de lassitude, et elle tombait de sommeil. Nous nous assîmes sur des chaises de paille dans l’antichambre de son fils, où nous n’avions qu’un quart d’heure à passer. Cependant elle dénouait ses rubans ; elle détachait ses jupons, et nous y étions encore à une heure et demie du matin. Nous parlâmes beaucoup de M. … Je lui prédis qu’avant trois mois elle en entendrait une déclaration en forme. « Vous vous trompez. — C’est vous-même. — Il est froid. — Il s’échauffera. — Personne n’est plus réservé. — D’accord ; mais voici son histoire : il croira vous estimer seulement, et il vous aimera. Il sera peut-être plus longtemps qu’un autre à démêler la nature de ses sentiments : mais il la démêlera. Il voudra vaincre sa passion ; mais il n’y réussira pas. Il la renfermera longtemps ; il se taira ; il sera triste, mélancolique ; il souffrira ; mais il s’ennuiera de souffrir. Il jettera des mots que vous n’entendrez point, parce qu’ils ne seront pas clairs. Il en jettera de plus clairs que vous n’entendrez pas davantage ; et l’impatience et le moment amèneront une scène je ne sais quelle, peut-être des larmes, peut-être une main prise et dévorée, peut-être une chute aux genoux, et puis des propos troublés, interrompus de votre part, de la sienne. — Le beau roman ! Comme votre tête va et arrange ! — Mais, si j’avais introduit un pareil personnage dans un roman, et que je lui eusse fait tenir cette conduite, comment le trouveriez-vous ? — Vrai. — Et pourquoi dans le roman, sinon parce qu’il l’est en nature ? — Laissez-moi en repos : vous m’embarrassez. — Mais savez-vous qu’avant cela, peut-être me prendra-t-il pour confident ? — Cela ne se peut ; mais si cela était, que lui diriez-vous ? — Ce que je lui dirais ! ce qu’Horace disait à un ami qui était devenu amoureux de son esclave : Il est beau, il est adroit, il a des mœurs, de l’esprit, des connaissances ; c’est un enfant parfait de tous points, mais, je vous en préviens, il est un peu fuyard… » Et puis voilà des éclats de rire, la lassitude qui s’oublie, le sommeil qui s’en va, et la nuit qui se passe à causer.

J’oubliais de vous dire qu’au milieu de tout cela je n’ai pas négligé Mme de Blacy ; je l’ai vue ; je l’ai vue souvent, et nous avons eu des moments tout à fait doux. Nous parlions de maman, et nous parlions de vous ; et c’était à qui vous aimerait le mieux et le dirait plus souvent. Votre sœur est une femme dont je fais un cas tout particulier, d’une probité tout à fait rigoureuse, et qui serait à tout moment dans la société, lorsqu’on y parle de vertu et de probité, autorisée à dire : Ce que tous ces gens-là mettent en maxime, moi je le fais.

Le dimanche matin, car c’est là, je crois, que j’en suis, je passai la matinée à rédiger mes observations de peinture. J’allai dîner rue Sainte-Anne, où je m’étais engagé à condition qu’on me renverrait à trois heures et demie, ce qu’on fit. Et me voilà cheminant vers Sainte-Périne de Chaillot, par le plus bel orage. — À pied ? — Non : est-ce que je vais à pied ? — Et qu’alliez-vous faire à Sainte-Périne de Chaillot ? — Voir une femme, cela va sans dire. — Et qu’aviez-vous à faire à cette femme ? — Mais, rien. — Et qu’aviez-vous donc à lui dire ? C’est l’un ou l’autre, quand ce n’est pas tous les deux. — Lui dire qu’il vaut mieux être bonne mère que bonne amante ; que le remords est pire que la douleur, etc., etc. C’est une histoire qui n’aurait point de fin, et qu’il vaut mieux que je vous réserve pour votre retour. Je crois que la Providence a résolu de m’adresser tous les malheureux de ce monde.

De retour de Sainte-Périne, où j’avais travaillé pendant trois heures à élever la tendresse maternelle et ses devoirs sur les ruines de la passion la plus douce, la plus honnête, la plus durable et la plus tendre, je revins passer la soirée avec Mme de Blacy.

Mais à propos, je voudrais bien savoir quel parti vous prendriez s’il fallait quitter un amant, mais le quitter pour toujours, et un amant bien cher, pour aller faire l’éducation de votre fille, prête à sortir du couvent et exposée à tomber en mauvaises mains. L’amant a été de mon avis : il s’est sacrifié. Que vous dirai-je ? Je n’aime pas les amants si généreux. Je les admire, mais je ne les imiterai jamais. Il me semble que, de toute éternité, la raison fut faite pour être foulée aux pieds par l’amour. Il me semble qu’on aime mal quand on connaît quelques devoirs. Je ne saurais m’empêcher de soupçonner les amants si sages de s’en imposer à eux-mêmes ; de croire qu’ils aiment comme au premier moment, parce qu’ils ont le langage du premier moment ; je crois que, parce qu’ils disent comme autrefois, ils pensent sentir comme autrefois, et qu’il n’en est rien : parce qu’ils n’ont aucune raison de se plaindre réciproquement l’un de l’autre, ils se persuadent qu’ils sont les mêmes ; qu’ils n’ont point changé l’un pour l’autre, parce qu’ils ne voient en eux aucun motif d’inconstance. Cette justice est dans la tête ; elle n’est point dans le cœur. La tête dit ce qu’elle veut ; le cœur sent comme il lui plaît. Rien n’est plus commun que de prendre sa tête pour son cœur.

Mes amies, mes bonnes amies, je suis le plus heureux de tous les hommes ; ma tête me dit que j’ai mille raisons de vous aimer, et mon cœur ne l’en dédit pas. Puisse ce bonheur et ce concert durer toujours ! Mais il durera, si dix à douze ans d’expérience suffisent pour me garantir l’avenir.

Le prince, le triste prince est tout étonné que je sois gai. Il ne sait pas que je suis accoutumé à vous perdre pour six mois. Faites donc que la belle dame s’accommode de votre terre et que nous ne nous quittions plus. Mais cette belle dame, comment a-t-elle supporté la route ? comment se porte-t-elle ? comment en a-t-elle usé avec vous, et vous avec elle ? Qu’avez-vous dit ? qu’avez-vous fait ? Je voudrais bien avoir été à portée d’entendre tout ce que vous avez dit de moi chez M. Duclos, Je voudrais bien être à portée d’entendre tout ce que vous en direz à Isle ? Comme j’aurais été, comme je serais transporté de joie ! Vous croyez que j’aurais pu tenir dans ce petit coin qui m’aurait recelé ? que je ne me serais pas jeté sur maman, que je ne me serais pas jeté sur vous, sur la belle dame, sur Mme Duclos, et que je ne vous aurais pas toutes mangées de caresses ? Maman n’est pas bavarde comme vous ; elle ne dit qu’un mot, mais son mot est si bien dit, si bien choisi, si doux, qu’il vaut mieux que toutes vos phrases ! Chère amie, embrassez-la dix fois, vingt fois, pour moi.

Je la connais, cette maudite colique ! J’ai été une fois occupé dans ma vie à la soulager, et cela sur la même route. Vous avez bien fait de m’apprendre en même temps et le mal et la guérison. Rappelez-lui, à cette maman, qu’elle est destinée à nous pleurer tous, et qu’il ne faut pas qu’elle trompe d’un jour notre horoscope.

Comment avez-vous vécu à Isle avec la belle dame ? Le prince, à qui vous avez tourné la tête par vos bontés pour elle et pour lui, car c’est ainsi qu’il s’en explique, vous présente son respect. Je suis arrivé lundi au soir chez lui, tout à temps pour y lire une lettre de la belle dame, que je voudrais que vous eussiez ; car il m’est impossible de vous rendre la manière honnête, touchante et touchée dont elle parle de vous. Elle écrit fort bien, mais très-bien. C’est que le bon style est dans le cœur ; voilà pourquoi tant de femmes disent et écrivent comme des anges, sans avoir appris ni à dire ni à écrire, et pourquoi tant de pédants diront et écriront mal toute leur vie, quoiqu’ils n’aient cessé d’étudier sans apprendre.

Mais, qu’ai-je fait lundi ? des descriptions et des critiques de tableaux ; je crois un dîner au restaurateur, parce qu’on y sert bien et que l’hôtesse est jolie. Mardi, jour de fête, j’ai rôdé, j’ai promené mon ennui ; j’ai vu jouer aux échecs ; j’ai été chez Mme Le Gendre que je n’ai point trouvée ; elle était allée plaire à la barrière Blanche, à vingt ou trente oisifs. Son mari est de retour ; il en était ; mais il ne restera pas longtemps, Dieu merci. J’ai passé la soirée chez le marquis de Croismare où Damilaville m’a remis votre billet. Je vous réponds ce mercredi matin, et je vais me débarrasser bien vite de deux ou trois importuns, pour courir au Salon où je suis attendu par Damilaville à qui je remettrai cette lettre, afin qu’il la contre-signe. Adieu, mes amies, mes bonnes, mes tendres, mes respectables amies ; je vous attends toujours, et, en qualité de poëte, je m’adresse de temps en temps au mois de septembre pour l’engager à aller plus vite ; mais le mois de septembre ne m’entend pas, et n’en est toujours qu’au 9 et n’en sera demain qu’au 10.

Mademoiselle c’est comme le premier jour, et quand nous nous verrons ce sera comme la première fois.

Bonjour, bonjour, bonnes amies. J’ai fait un bel oubli dans ma lettre ; mais rappelez-moi dans votre réponse d’y suppléer. Il est question de l’instituteur et de la mère. Cela est trop plaisant. J’avais prédit la déclaration à trois mois ; elle se fit dès le lendemain.



  1. Dans la rue des Poulies s’ouvrit, en 1765, le premier restaurant, qui fut ensuite transféré à l’hôtel d’Aligre. C’était un établissement de bouillon où il n’était pas permis de servir de ragoût comme chez les traiteurs, mais où l’on donnait des volailles au gros sel, des œufs frais et cela sans nappe, sur de petites tables de marbre. Boulanger, le maître, avait pris pour devise ce passage de l’Évangile : « Venite ad me omnes qui stomacho laboratis et ego vos restaurabo » : de ce dernier mot vint le nom de restaurant gardé par la maison de Boulanger et pris par tous ceux qui l’imitèrent. La maîtresse du lieu était jolie et la chalandise y gagna. Voir La Mésangère, Le Voyageur à Paris, 1797, in-12, t. II, p. 88, et Bachaumont, V. 49, cités par Ed. Fournier dans Paris démoli.