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Lettres à Sophie Volland/130

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 329-331).


CXXIX


Paris, le 2 novembre 1769.


Je vous ai écrit deux fois, bonne amie, avant que de faire mon petit voyage du Grandval. Je vous ai parlé du retour de Grimm. Je crois vous avoir dit que sa tournée avait été d’environ deux mille cinq cents lieues ; qu’il n’avait pas perdu tout son temps sur les grands chemins, quoiqu’il se fût refusé aux propositions les plus avantageuses ; qu’on lui avait donné à Gotha un titre honorifique avec une pension de douze cents livres ; que le duc d’Orléans lui avait permis d’accepter l’un et l’autre, et qu’enfin il était riche, s’il était modéré dans ses désirs. Je vous ai priée de remercier mon amoureuse de son baume, dont le sédiment délayé avec un peu d’eau-de-vie de lavande m’a guéri d’un bobo au sein, qui commençait à m’inquiéter par son retour opiniâtre.

Le baron m’a témoigné tant d’humeur de ce qu’après lui avoir promis d’aller vivre avec lui à la campagne, je lui avais manqué de parole ; il menait une vie si déplaisante, sa femme, ses enfants, sa belle-mère me désiraient si fort, qu’il a fallu céder. J’ai donc passé dix jours au Grandval ; comme on les y passe : dans la plus grande liberté, et la plus grande chère.

Je me suis presque engagé à y retourner jusqu’à la Saint-Martin, que nous reviendrons tous ensemble à Paris ; à moins que je n’exécute un projet proposé de folie, dans un de ces moments où l’on est si content d’être les uns à côté des autres, qu’on se sent pressé du désir d’y rester, c’est de passer une bonne partie de l’hiver à la campagne. Je me débarrasserais là d’une multitude de besognes importunes qui me pèsent sur les épaules, et peut-être en entamerais-je quelques importantes qui me rendraient honneur et profit, et qui me conduiraient jusqu’à la fin de ma carrière ; elle est bien plus avancée que je ne croyais, à moins que je ne veuille la mesurer par la santé ; je suis vieux, mais il est sûr qu’il n’y paraît pas ; on ne le croirait jamais, à moins que je ne révèle mon secret, ce que je ne fais pas volontiers avec les femmes que j’aime et dont je veux être aimé aussi longtemps que je pourrai leur en imposer. Mademoiselle, n’allez pas commettre cette indiscrétion-là avec mon amoureuse ; elle a, je crois, la meilleure opinion de moi ; je ne veux pas la perdre ; laissez-lui tout le mérite qu’elle peut avoir à me résister. Vous voyez bien qu’il n’est bon ni pour elle ni pour moi de savoir qu’en renonçant à moi elle ne renonce à rien.

Voilà donc maman gaie comme moi ; se portant bien comme moi ; libre de toute indisposition, comme moi ; jeune comme moi ? Dites-lui, en lui présentant mon respect, que je m’en réjouis autant que vous.

J’ai rêvé au motif du voyage de Vialet, et voici ce qui m’a passé par la tête. Le projet de M. Deparcieux d’amener les eaux de la rivière d’Yvette au haut de l’Estrapade est arrêté. M. Perronet, qui en est chargé, n’ayant plus pour Vialet une aversion dont la cause ne subsiste plus, et sentant le besoin qu’il a de ses talents, le fait-il venir pour lui succéder dans la conduite de cette entreprise, ou mieux encore, pour remplacer Chésy à l’École, tandis que celui-ci conduira les travaux de l’Yvette ? Mais alors, une autre chose qui pourrait bien arriver, c’est que le beau-frère, qui n’a pas plus de religion qu’il ne faut, trouvera plus d’avantage à lui donner sa fille qu’à Digeon, qui n’a que des espérances, et que Digeon fût éconduit.

Je suis veuf ; j’arrive du Grandval ; et aussitôt ma femme et ma fille partent pour aller à la campagne ; elles y resteront jusqu’à dimanche prochain, que j’irai les rechercher. Si je me détermine lundi à aller passer la semaine, et faire la Saint-Martin avec le baron, au Grandval, je ne manquerai pas de vous en informer.

Le tablier de la boutique de Grimm me reste encore pour jusqu’à ce qu’il soit délivré des embarras que son absence de cinq mois lui a accumulés. Ajoutez à cela que tout mon temps au Grandval s’en va à blanchir les chiffons des autres.

Je vous salue, vous embrasse, et vous présente à toutes trois les sentiments du plus sincère et du plus tendre respect. À Paris, le lendemain de la Toussaint.