Lettres à Sophie Volland/131

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 331-334).


CXXX


Bourbonne-les-Bains, le 15 juillet 1770.


Mademoiselle, ce n’est pas à vous que je dis, c’est à celles qui m’aiment.

Je ne suis pas venu en province pour mon amusement : je m’y attendais à beaucoup d’affaires déplaisantes, et j’y en ai trouvé plus que je n’en espérais. Nous partîmes, Grimm et moi, le même jour que vous ; mais il y a toute apparence que vous n’étiez pas à moitié de votre route que la nôtre était achevée. Ç’a été l’affaire de trente-cinq heures. Grimm a dîné et soupé une fois avec nous ; le lendemain de notre arrivée, il est parti pour Bourbonne ; il y a passé cinq jours sans moi, trois jours avec moi ; et moi, cinq jours sans lui. Je ne vous dirai rien de la santé de Mme de Meaux et de madame sa fille, que vous ne connaissez point, et qui ne peuvent vous inspirer un grand intérêt. Mais je puis vous dire des nouvelles positives de celle de M. et de Mme de Sorlières ; je n’ai pas manqué un seul jour de les aller voir : c’était un si grand plaisir pour eux et une si bonne œuvre de ma part ! Mme de Sorlières est fort bien ; elle a de la gaieté autant que sa position lui en permet. Je ne me suis point aperçu, en comparant son visage et son humeur de Paris avec le visage et l’humeur que je lui ai vus à Bourbonne, que l’un ou l’autre eût souffert de son voyage. M. de Sorlières est à peu près tel qu’il était ; il prétend que son bras a pris un peu plus de liberté ; mais en vérité on le dispenserait volontiers de la preuve qu’il en donne ; cela fait une peine infinie à voir ; il lui faut deux bonnes minutes au moins pour porter sa main jusqu’à son menton, et c’est un long voyage pour cette main. Sans les douleurs de sa jambe et de sa cuisse, il en ignorerait l’existence. Ces douleurs sont pourtant moins aiguës ; il peut monter un escalier ; mais c’est une si terrible corvée que de le descendre, que s’il arrive en visite à l’heure de la promenade, on prend son parti, on le laisse par égard et l’on s’en va. Mme de Sorlières ne sort point : je ne l’ai aperçue hors de chez elle qu’une seule fois, c’était au jardin des Capucins, qui est ouvert à tous les malades. Quand je quittai Bourbonne, M. de Sorlières se disposait à s’abandonner à toutes les ressources des eaux, en les prenant à la fois en boisson, en bains et en douches. Ce qui me fâche, c’est que son embonpoint se soutient. Sa maladie est, je crois, une de celles qui ne guérissent point sans empirer. Je voudrais qu’il s’élevât subitement dans cette masse de liqueurs et de chairs une fièvre violente qui le secouât fortement.

Bourbonne est un séjour triste, le jour par la rencontre des malades, la nuit par le fracas de leur arrivée ; et puis, nulle promenade, un pavé détestable, des enviions arides et déplaisants ; des habitants que 50,000 écus ne peuvent enrichir tous les ans, parce que les denrées de consommation en emportent les deux tiers au loin ; point de vivres, même pour de l’argent ; des logements très-chers ; des hôtes avides qui regardent les malades comme les Israélites regardent les cailles et la manne dans le désert. J’ai passé là une partie de mon temps à m’instruire des eaux, de leur nature, de leur ancienneté, de leur effet, de la manière d’en user, des antiquités du lieu, et j’en ai fait une lettre[1] à l’usage des malheureux que leurs infirmités pourraient y conduire ; et puis il ne fallait pas que des mille et une questions que le docteur Roux et mes amis ne manqueraient pas de me faire, je n’eusse réponse à aucune. Mon dessein était de ne voir personne ; malgré que j’en eusse, il a fallu voir tout le monde. J’ai passé mes premiers jours à Langres dans ma famille et celle de mon gendre futur. Je disais, en arrivant, à Grimm : « Je crois que ma sœur sera bien caduque » ; jugez de ma surprise, lorsqu’elle s’est élancée vers notre voiture avec une légèreté de biche, et qu’elle m’a présenté à baiser un visage de Bernardin. Toute la ville était en attente sur l’entrevue des deux frères, qui ne se sont pas encore aperçus ; ce n’a pas été la faute d’allées, de venues, de pourparlers, de négociateurs mâles et femelles. La fin de tout cela c’est que les deux frères ne sont point raccommodés, et que la sœur et le frère, qui étaient bien ensemble, seront brouillés. Cela me peine beaucoup ; je n’ai trouvé qu’un moyen de m’étourdir là-dessus, c’est de travailler du matin au soir ; c’est ce que je fais et continuerai de faire. Votre douce solitude pourrait bien être troublée par une compagnie nombreuse : si l’abbé Le Monnier me tient parole, nous mettrons pied à terre à votre grille en même temps. Je prendrai la liberté de vous demander asile pour mon conducteur. M. et Mme de Sorlières sont dans le dessein de vous aller voir. Je ne sortirai point d’ici sans avoir arrangé mes affaires. J’ai promis à Mme de Meaux et à M. de Sorlières de les visiter encore une fois ; ils comptent peu sur ma parole ; cependant je la tiendrai : c’est le sacrifice de deux jours. Je reviendrai à Langres dans le commencement de septembre, me rasseoir un moment au milieu des miens ; et le 9 ou le 10, je me mettrai en chemin pour ma grande tournée. Je n’ai point oublié que c’est après-demain la fête de mademoiselle..... Je joins, mesdames, mon hommage à vos souhaits, et je vous supplie de le faire agréer. Si Mme de Blacy est persuadée de mon sincère attachement, elle ne doutera pas de l’inquiétude que j’ai sur le dérangement de sa santé : je vous prie de dire à mon amoureuse que je ne me ferai jamais à ces sortes d’alarmes ; il faut pour mon bonheur, ou qu’elle se porte bien, ou que j’ignore qu’elle se porte mal. L’honneur de sa guérison serait bien capable d’abréger mon séjour ici ; mais je ne croirai pas aisément que ma personne fasse un miracle que celles d’une bonne sœur et d’une maman comme je n’en connais point ne sauraient faire ; elle sera guérie quand j’arriverai, et je n’aurai qu’à jouir de sa bonne santé. Croiriez-vous bien qu’au milieu de mes soucis, je n’ai pas cessé de souffrir de l’incertitude des récoltes ? Il faisait des pluies continuelles ; je voyais des champs couverts, et je ne savais pas si l’on recueillerait un épi. Joignez à cette idée le spectacle présent de la misère. Je commence à me rassurer depuis que je vois la terre se dépouiller ; et, à en juger par le soulagement que j’éprouve, il fallait que la crainte de la disette pour mes semblables entrât considérablement dans mon malaise. Maman, consolez-vous de vos mauvaises récoltes ; nous aurons la soupe et le bouilli, nous boirons de la bière, et nous serons contents. Le bon dîner est celui qu’on fait avec ceux qu’on aime ; et je vous aime autant que je vous respecte. Vous seriez bien aise, mademoiselle, de trouver ici un mot doux, mais votre lettre m’a fait trop de peine, pour n’en pas avoir de ressentiment : je vous aime bien ; mais, par Dieu ! je ne vous le dirai pas. M. Le Gendre n’est donc plus ! s’il avait voulu finir un ou deux ans plus tôt, il aurait été plus regretté. Voilà sa fille sortie du couvent et bien mariée ; et son fils sur le point d’être claquemuré dans un collège. Comme tout se retourne !

Bonjour, mesdames et bonnes amies. Je vois arriver avec joie le moment de vous embrasser. Recevez toutes trois mon respect.



  1. Voir le Voyage à Bourbonne, tome XVII.