Lettres à Sophie Volland/132

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 335-338).


CXXXI


Paris, le 12 octobre 1770.
Mesdames et bonnes amies,

Il faut pourtant vous rendre compte de ma mauvaise conduite. Je me remets à ce vendredi matin où je fus enlevé d’Isle entre dix et onze heures. Nous arrivâmes à Châlons sur les six heures du soir. Mme Duclos entend des chevaux, une voiture qui entre dans sa rue ; elle accourt sur la porte ; elle croit aller embrasser Mme de Meaux et Mme de Prunevaux, qu’elle attendait : jugez de son étonnement, lorsqu’elle me vit, moi qu’elle n’attendait pas. Je n’en fus pas moins bien reçu.

Je croyais Mme de Meaux à Bourbonne, retenue sur son lit par une maladie de femme ; elle m’avait écrit à Langres que le docteur Juvet l’avait condamnée à y rester jusqu’au 25 ; j’allais sans savoir sa marche ; elle, sans savoir la mienne ; et la chose n’aurait pas été mieux quand elle aurait été concertée. À sept heures, une heure après moi, autre postillon, autres chevaux, autre voiture : c’est Mme de Meaux, Mme de Prunevaux, et un M. de Foissy, écuyer de M. le duc de Chartres, homme de trente ans, mais avec la raison, le jugement de quarante-cinq ; plein d’égards, de douceur, de politesse, d’agréments et de gaieté ; il avait été conduit à Bourbonne par une sciatique gagnée au service des grands. Là, il avait connu ces dames ; il avait pris pour elles beaucoup de goût, elles pour lui ; il avait retardé son retour pour les accompagner ; il avait cédé sa chaise de poste à une des femmes de chambre ; il avait pris la place vacante dans la voiture de Mme de Meaux ; elles l’avaient mené à Vandœuvre chez M. de Provenchères, qu’il ne connaissait point, et dont il n’était pas connu, et où il avait été accueilli comme il le méritait ; il arrivait à Châlons chez M. Duclos, qu’il ne connaissait point, et dont il n’était point connu davantage, et qui ne l’en accueillit pas moins bien.

Nous voilà donc tous à la fois à Châlons, chez M. Duclos ; sa femme était vraiment folle de nous avoir. Je n’ai pas vu de ma vie une créature plus heureuse ; tout ce qu’il est possible de faire pour vous rendre sa maison agréable, elle l’a fait, et avec une âme et des démonstrations qui ne se rendent pas ; cela était à voir. J’ai passé à Châlons le samedi et le dimanche ; j’en suis parti le lundi matin ; Mme de Meaux et les autres y sont restés deux jours de plus. Le dimanche, c’était la clôture du théâtre, nous allâmes à la comédie. Celui qui fit le compliment me savait au spectacle, et me régala publiquement d’un compliment qui n’était pas trop mal fait. Vous me connaissez ; jugez de mon embarras ; je m’étais baissé, baissé, baissé dans la loge ; peu s’en fallait que je ne fusse perdu, par pudeur, sous les cotillons des dames.

Tandis que tout dormait encore, excepté la maîtresse de la maison, on mit nos chevaux ; nous déjeunâmes et nous prîmes congé ; la bonne Duclos fondait en larmes ; son mari en faisait autant ; je pleurais aussi ; et mon petit gendre était sorti, de peur que la même envie ne le prît. J’ai su que la même scène douloureuse s’était renouvelée en se séparant d’avec Mme de Meaux. Je suis arrivé ici le 26 septembre à la chute du jour ; j’y serais arrivé pour dîner, si notre postillon, au sortir de Château-Thierry, n’avait pas pris la route de Soissons au lieu de prendre celle de Paris. Nous partîmes de Château-Thierry à huit heures et demie du matin, et grâce à cette erreur, forcés de revenir trois lieues sur nos pas, nous nous retrouvâmes, à quatre heures du soir, à Château-Thierry.

Je ne manque pas d’embarras journaliers et d’affaires courantes ; jugez de ce que j’en ai trouvé d’accumulées après deux mois d’absence. Ma femme était en bonne santé, ma fille avait été malade, mais très-malade, elle l’était encore ; elle va mieux. Pour moi, j’ai déjà perdu tout ce que j’avais ramassé d’embonpoint, de force et de gaieté sur les grands chemins. Les trois premiers jours, il me semblait vivre dans une atmosphère infecte. Je me suis donné tant de peine et de mouvement, que la machine s’est dérangée ; j’ai été malade trois jours sans pouvoir sortir ; cela s’est passé, et trois jours après cela m’a repris ; c’est l’estomac qui périclite ; ce sont les intestins qui font mal leurs fonctions. Ma fête est venue, il a fallu, pour l’amusement des autres, se prêter à une petite débauche de table.

J’allai voir, tout en arrivant, M. et Mme Digeon. Je ne trouvai que madame avec l’habit de deuil et le visage de la gaieté et de la santé. J’y causai environ deux heures. Hier, je rencontrai M. Digeon ; nous nous embrassâmes fort tendrement. Je lui dis tout le bien que je pensais et que vous pensiez de lui. Quelques jours auparavant, j’étais allé faire visite à Mme Bouchard ; j’y passai la soirée fort gaiement ; nous fîmes là, elle, l’abbé de La Chau[1] et moi, de la philosophie très-folle et très-solide. Je lui trouvai bon visage. Notre arrangement pour les papillons, s’ils viennent, est tout convenu : autant de baisers que de papillons ; mais pas un baiser à la même place ; et comme il y aura beaucoup de papillons, j’espère qu’il n’y aura pas la largeur de l’ongle sur toute ma personne qui ne soit baisée plusieurs fois ; à moins que la dame n’aime mieux racheter tant de baisers à donner pour un seul qu’elle recevra et que je placerai à mon choix. J’ai été à la Briche, où M. Grimm et Mme d’Épinay se sont réfugiés contre les maçons qui démolissent le pignon sur la rue de la maison qu’occupe ou qu’occupait Mme d’Épinay, rue Sainte-Anne. À force de travailler, je suis au courant de mes affaires ; ma santé et ma gaieté reviendront ; quand ? quand vous reviendrez. J’ai et je donne à tout le monde l’espérance que ce sera incessamment ; cette espérance est si douce, que tout le monde la prend tout de suite. Je vous embrasse toutes de tout mon cœur ; je commence par maman.

Ne m’accusez pas, ni elle non plus, d’avoir oublié le jour de ma naissance ; ce jour-là ce fut celui de sa fête, et celui où on lui préparait au loin un joli enfant qui l’aimera, la respectera, lui restera attaché toute sa vie. Après maman, de droit, c’est mon amoureuse. Si je voulais, je ne lui dirais pas la moindre petite douceur, parce qu’elle me connaît, qu’elle est sûre de moi, et que mon éloignement, mon silence, mon absence, ne peuvent lui donner aucun souci sur mes sentiments. Pour vous, mademoiselle Volland, rendez-vous justice à vous-même, et tout sera dit ; et puis vous prenant toutes les trois à la fois, je vous réitérerai ce que je vous ai promis mille fois, que vous m’êtes infiniment chères autant que jamais ; que vous ne pouvez cesser de me l’être, et que j’ai résolu ; oh ! non ; ce n’est pas une résolution, c’est un penchant très-vrai, très-ancien, toujours le même, qui me presse vers vous, auquel je ne résiste ni ne cherche à résister. Revenez, revenez et vous me trouverez tel peut-être que vous ne me supposez pas, mais tel que j’ai toujours été.

Bonjour, mes bonnes, mes tendres amies ; bonjour.



  1. L’abbé Géraud de La Chau, bibliothécaire, interprète et garde des pierres gravées du duc d’Orléans, auteur d’une Dissertation sur les attributs de Vénus, Prault, 1776, in-4.