Lettres à Sophie Volland/16

La bibliothèque libre.
Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 386-390).


XV


À Isle[1], 23 août 1759.


J’y suis, mademoiselle, dans ce séjour où je me suis fait attendre si longtemps. La chère maman avait la meilleure envie de me gronder, c’est-à-dire le plus grand empressement de vous rejoindre ; mais vous savez combien en même temps elle est indulgente et bonne. Je lui ai dit mes raisons ; elle ne les a pas désapprouvées, et nous avons été contents. Il était à peu près six heures lorsque la chaise est entrée dans l’avenue. J’ai fait arrêter ; je suis descendu ; je suis allé au-devant d’elle les bras ouverts ; elle m’a reçu comme vous savez qu’elle reçoit ceux qu’elle aime de voir ; nous avons causé un petit moment d’un discours fort interrompu, comme il arrive toujours en pareil cas. « Je vous espérais ce jour-là… — … Je le voulais ; mais cela n’a pas été possible. — … Et cet autre jour-là ?… — Comment le refuser à un frère, à une sœur qui l’ont demandé ?… — Vous avez eu bien chaud ?… — Oui, surtout depuis Perthes ; car j’avais le soleil au visage..... — Bien fatigué ?… — Un peu… — Votre santé me paraît bonne..... Je vous trouve le visage meilleur..... Et vos affaires ? — Tout est arrangé..... — Tout est arrangé !..... Mais vous avez peut-être besoin d’être seul ; venez, je vais vous mener chez vous..... »

J’ai donné la main, et l’on m’a conduit dans la chambre du clavecin, où je suis resté un petit moment après lequel je suis rentré dans le salon, et j’y ai trouvé la chère maman qui travaillait avec Mlle Desmarets. Le soleil était tombé ; la fin du jour très-belle ; nous en avons profité. D’abord nous avons parcouru tout le rez-de-chaussée ; l’aspect de la maison m’avait plu ; j’en dis autant de l’intérieur. Le salon surtout est on ne peut pas mieux. J’aime les boisures et les boisures simples : celles-ci le sont. L’air du pays doit être sain, car elles ne m’ont point paru endommagées ; et puis une porte sur l’avenue, une autre sur le jardin et sur les vordes : cela est on ne peut mieux. S’il en faut davantage à Mme Le Gendre dans le petit château, c’est qu’elle a le goût corrompu et que le faste lui plaît. Eh ! madame ! vous qui avez l’âme si sensible et si délicate, que le récit d’un discours honnête, d’une bonne action affecte si délicieusement, jetez vos coussins par les fenêtres, et vous mériterez une bénédiction de plus, Nous avons ensuite parcouru tout ce grand carré qui est à droite, et la grange, et les basses-cours, et la vinée, et le pressoir, et les bergeries, et les écuries. J’ai marqué beaucoup de plaisir à voir tous ces endroits, parce que j’en avais, parce qu’ils m’intéressent. Ces patriarches, dont on ne lit jamais l’histoire sans regretter leurs temps et leurs mœurs, n’ont habité que sous des tentes et dans les étables. Il n’y avait pas l’ombre d’un canapé, mais de la paille bien fraîche, et ils se portaient à merveille, et toute leur contrée fourmillait d’enfants.

La maman marche comme un lièvre ; elle ne craint ni les ronces, ni les épines, ni le fumier. Tout cela n’arrête pas ses pas ni les miens, n’offense point son odorat ni le mien. Allez, pour un nez honnête qui a conservé son innocence naturelle, ce n’est point une chèvre, c’est une femme bien musquée, bien ambrée, qui pue. L’expression est dure, mais elle est vraie.

Cependant les chariots de foin et de grain rentraient, et cela me plaisait encore. Je suis un rustre et je m’en fais honneur, mesdames. De là, nous avons fait un tour de jardin que je trouvais petit ; cette porte, qui est à l’extrémité et en face du salon, me trompait ; je ne savais pas qu’elle s’ouvrît dans les vordes, et que ces vordes en étaient. Nous les avons parcourues ; nous avons passé les deux ponts ; j’ai encore salué la Marne, ma compatriote et fidèle compagne de voyage. Ces vordes me charment ; c’est là que j’habiterais ; c’est là que je rêverais, que je sentirais doucement, que je dirais tendrement, que j’aimerais bien, que je sacrifierais à Pan et à la Vénus des champs, au pied de chaque arbre, si on le voulait, et qu’on me donnât du temps. Vous direz peut-être qu’il y a bien des arbres ; mais c’est que, quand je me promets une vie heureuse, je me la promets longue. Le bel endroit que ces vordes ! Quand vous vous les rappelez, comment pouvez-vous supporter la vue de vos symétriques Tuileries, et la promenade de votre maussade Palais-Royal, où tous vos arbres sont estropiés en tête de choux, et où l’on étouffe, quoiqu’on ait pris tant de précaution en élaguant, coupant, brisant, gâtant tout pour vous donner un peu d’air et d’espace ? Que faites-vous ? où êtes-vous ? Vous feriez bien mieux de venir que de nous appeler. Le sauvage de ces vordes et de tous les lieux que la nature a plantés est d’un sublime que la main des hommes rend joli quand elle y touche. Ô main sacrilège ! vous la devîntes lorsque vous quittâtes la bêche pour manier l’or et les pierreries. Je l’ai vu ; nous nous y sommes assis ; nous y avons aussi causé de ce petit kiosque que vous avez consacré par vos idées. C’est là, madame[2], qu’on m’a dit que vous vous retiriez souvent pour être avec vous. Venez vous y réfugier encore. Le mortel qui vous estime et qui vous respecte le plus passera sans aller vous y interrompre. Venez ; il ne vous faut plus qu’un moment dans ce lieu solitaire pour concevoir que l’Être éternel qui anime la nature, qui est autour de vous, s’il est, est bon, et se soucie bien plus de la pureté de notre âme que de la vérité de nos opinions. Eh ! que lui importe ce que nous pensons de lui, pourvu qu’à nous voir agir il nous reconnaisse pour ses imitateurs et pour ses enfants. Venez, vous n’y serez point troublée ; ma profane Sophie et moi nous irons nous égarer loin de vous, et nous attendrons qu’Uranie nous fasse signe pour nous approcher d’elle. Cependant la chère maman veillera au bonheur et de celle qui médite et de ceux qui s’égarent. Voyez ce que peut sur moi le séjour des champs ; je suis content de ce que j’écris, ou plutôt j’écris et je suis content, et je sens qu’à la ville, au lieu de me livrer aux charmes de la nature, je m’occuperais de la nuance subtile qui distingue les expressions hypocrisie, fausseté.

Nous sommes rentrés un peu tard. La rosée, chose que vous ne connaissez peut-être pas, mouille les plantes sur le soir et les rafraîchit de la chaleur du jour. Sans elle, nous nous serions peut-être promenés plus longtemps. Nous nous sommes un peu reposés dans le salon. Chemin faisant, j’ai entretenu madame votre mère de nos arrangements domestiques. Nous avons parlé de ses chères filles ; nous nous sommes attendris sur la mère et sur l’enfant. Je les ai peints dans ces jours de chaleur où l’on avait peine à se supporter, et où la mère prenait entre ses bras son enfant brûlant de fièvre, et la tenait des heures entières appuyée sur son sein. J’ai vu ses yeux s’humecter, et nous disions : Elle a si bien fait son devoir ! elle doit être si contente d’elle, qu’elle n’a qu’à revenir sur elle-même pour se consoler. La chère maman, à qui je témoignais mon inquiétude sur votre santé, m’a remis deux de vos lettres. J’en reçois aujourd’hui une troisième avec des plumes, de l’encre et du papier pour y répondre, et je n’en fais rien. Je laisse tout pour vous marquer le plaisir que j’ai d’être dans un lieu que vous avez habité. Ne nous y retrouverons-nous jamais tous, avec des âmes bien tranquilles et bien unies ? Il serait tout élevé, tout bâti, ce petit château idéal.

Nous nous sommes couchés de bonne heure. Le lit m’a paru excellent, et il n’a tenu qu’à vous que j’y passasse la meilleure nuit ; mais cet arrêt, dont je n’avais point entendu parler, m’est revenu par la tête, et m’a un peu tracassé[3]. Si vous n’étiez pas à la ville, il faudrait l’oublier, et puis le spectacle de la douleur qui vous environne et que mon imagination grossit, et ce frère de M. de Prisye, et tant d’autres victimes, et la nation, et les impôts ! Nous y retournerons, pourtant, dans ce lieu de tumulte et de peines. Demain à Châlons, où M. Le Gendre nous attend, et mercredi, dans la matinée, je l’espère, à Paris, qui, malgré tout le mal que j’en pense et que j’en dis, est pourtant le séjour du bonheur pour moi. À mercredi, madame ; à mercredi, mademoiselle ; mercredi, je vous rendrai la chère maman, et vous m’aimerez bien. Cette chère et attentive maman est venue passer la matinée avec moi ; elle m’a prévenu, et nous avons causé de vous ; nous en parlerons souvent sur la route : c’est un sujet d’entretien qui nous est également cher.



  1. Le château d’Isle et le parc, dont J. N. Volland a laissé le plan, furent achetés en 1786 par le comte de Paillot, dont la tombe se voit dans le cimetière du village. Ils appartinrent ensuite aux familles de Chiézat et Rouvay, puis à M. Royer, enfin à M. Chauvel. C’est la veuve de celui-ci qui les possède aujourd’hui.

    Le château n’a que fort peu changé depuis un siècle. Les « boisures » dont parle Diderot et leurs trumeaux naïfs existent encore. Les grandes et les petites vordes n’ont pas perdu un seul de ces peupliers sous lesquels Diderot vint plus d’une fois rêver, et leurs pieds sont souvent baignés par sa « triste et tortueuse compatriote, la Marne », qui borne la propriété.

  2. C’est à Mme  Le Gendre qu’il s’adresse ici
  3. Il s’agit de l’arrêt du 8 mars 1759, révoquant les lettres de privilège accordés à l’Encyclopédie ; se peut-il que, cinq mois après sa promulgation, il fût encore inconnu à Diderot ?