Lettres à Sophie Volland/17

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 390-393).


XVI


À Châlons, le 25 août 1759.


Puisque j’ai encore un moment, je vais, mademoiselle, répondre à vos lettres. Ne me recommandez rien sur l’empressement que nous avons à vous rejoindre, ou envoyez-nous des ailes. J’ai joui de tous les plaisirs que vous me peignez ; cependant je n’ai pas, à beaucoup près, l’embonpoint que vous me supposez ; je me porte bien, et j’espère réparer le temps perdu, sans exposer ma santé. Mais, à propos de travail, le nouvel embarras qui survient aux libraires[1], et qui sera pour eux un nouveau sujet de dégoût, ne me laissera peut-être plus rien à faire. Il y a plus à gagner qu’à perdre à cela ; c’est ce que la chère maman m’a très-bien prouvé, et puis elle ajoute : « Cet arrêt n’est peut-être qu’un bruit ; vous connaissez Mlle Volland ; son talent n’est pas fort sur les nouvelles. » Et je me prête à ses idées parce qu’elles me tranquillisent, et que le repos de l’âme m’est cher, comme vous savez, quoique vous vous amusiez souvent à me l’ôter. Sans savoir le détail de notre disgrâce, nous avons bien imaginé la désolation qu’elle a causée ; mais vous y êtes, vous la voyez, et c’est autre chose. Bientôt nous serons aussi malheureux que vous. Ce ne sera pourtant pas le premier moment ; il sera doux. Il a tant été désiré !

Je ne crois pas le projet d’affaiblir le luxe, de ranimer le goût des choses utiles, de tourner les esprits vers le commerce, l’agriculture, la population, ni aussi difficile, ni aussi dangereux que vous le croyez. Quand il y aurait un inconvénient momentané, qu’importe ? On ne guérit point un malade sans le blesser, sans le faire crier, quelquefois sans le mutiler. J’apprends avec plaisir que la santé de Mme Le Gendre se refait. Si la vie est une chose mauvaise, la raison, qui nous soumet à ses travers, en est du moins une bonne. Continuez vos promenades au Palais-Royal ; dissipez cette chère sœur, dissipez-vous ; appelez-moi quelquefois sur le banc de l’allée d’Argenson, et dites à ceux qui l’occupent qu’il est à la chère maman, et qu’ils aient à décamper. Oui, ma Sophie, oui, nos promenades me paraîtront toujours délicieuses ; oui, nous les renouvellerons encore ; nous interrogerons nos âmes, et, contents ou mécontents de leur réponse, nous aurons du moins la conscience de n’avoir rien dissimulé. La vôtre est-elle toujours bien pure ? S’il y avait quelque chose là qu’il fallût vous pardonner, je le ferais sans doute ; mais il m’en coûterait beaucoup. Je suis si accoutumé à vous trouver innocente ! Voilà une phrase singulière ; mais d’où vient donc que les expressions les plus honnêtes sont presque devenues ridicules ? En vérité nous avons tout gâté, jusqu’à la langue, jusqu’aux mots. Il y a apparemment au milieu de la pièce une tache d’huile qui s’est tellement étendue qu’elle a gagné jusqu’à la lisière.

Me voici à cet arrêt du Conseil. Quels ennemis nous avons ! qu’ils sont constants ! qu’ils sont méchants ! En vérité, quand je compare nos amitiés à nos haines, je trouve que les premières sont minces, petites, fluettes ; nous savons haïr, mais nous ne savons pas aimer. C’est moi, moi, moi, ma Sophie, qui le dis. Cela serait-il donc bien vrai ? Quant au bruit que j’étais parti pour la Hollande, que David m’avait devancé, que nous allions y achever l’ouvrage, je m’y attendais. Doutez de tout ce qu’il vous plaira, mademoiselle la Pyrrhonienne, pourvu que vous en exceptiez les sentiments tendres que je vous ai voués : ils sont vrais comme le premier jour. Votre mot latin est bien plaisant ; il faut que j’aie l’esprit mal fait ; car j’entends malice à tout. J’ai tout reçu et à temps. Nous passons la journée ici ; nous l’avons commencée fort doucement, comme je vous ai dit. Demain, nous irons nous emmesser à Vitry, et passer le reste du jour dans l’habitation de la chère sœur. J’aime les lieux où ont été les personnes que je chéris ; j’aime à toucher ce qu’elles ont approché ; j’aime à respirer l’air qui les environnait ; seriez-vous jalouse même de l’air ? Vous me pardonnerez d’avoir omis une poste sans vous écrire ; et cela ne doit pas vous coûter beaucoup. Au reste, c’est comme de coutume, ce sont toujours les fautes que je ne commets pas pour lesquelles je trouve de l’indulgence. Avec quelle chaleur votre sœur m’accuse ! comme elle dit ! quelle couleur ont ses expressions ! comme elle dirait si elle aimait ! comme elle aimerait ! mais par bonheur ou par malheur, cet être singulier est encore à naître. Je n’ai point commis d’imprudence là-bas ; rassurez-vous. J’ai quelquefois souri à certains propos, mais c’est tout. Vous avez vu le Baron au Palais-Royal ; il est donc à Paris ! Je me reproche de ne lui avoir écrit ni mon départ, ni mon séjour, ni mes arrangements, ni ma vie, ni mon retour. Grimm et ma Sophie ont tout pris ; mais peut-être ne s’en est-il pas aperçu ? De temps en temps je me tracasse sur des choses que je sens et que j’aperçois tout seul.

Pourquoi cette curiosité sur cette lettre de Grimm ? Espérez-vous y trouver l’excuse de votre sœur et la vôtre ? Tenez, ne faites plus de fautes ; quand vous les réparez, vous les aggravez. Je m’y attendais, je m’y attendais, et je ne saurais vous dire combien ce reproche me touche doucement. N’y a-t-il point de mal à vous demander ce que c’est que cette belle dame qui s’intéresse à moi, et à qui je ne m’intéresse guère, puisque je ne la remets pas ? mais il en est une autre qui m’a suivi jusqu’ici. Je n’ai que faire de vous la nommer ; madame votre mère m’en parlait hier à table et m’examinait. Je crois aussi que mon discours et mon visage étaient un peu embarrassés. C’est que je ne saurais parler à moitié ; il faut que je dise tout ou rien.

Il me dit des choses tendres, douces ; il les pense ; mais, n’en dit-il qu’à moi ? Belle occasion pour mentir ! Mais pourquoi faire de ces questions ? il me prend envie d’imiter votre ton léger ; mais je ne saurais. Non, mademoiselle ; je n’aime que vous ; je n’aimerai jamais que vous, et je ne laisserai jamais croire à une autre que je la trouve aimable sans me le reprocher. N’allez-vous pas dire encore de cette phrase qu’elle convient également à l’innocent et au coupable ? La remarque que vous faites sur la circonspection des méchants n’est pas juste ; et quand elle le serait, qu’est-ce que cela me fait ? Je n’ai pas été circonspect ; je me suis laissé aller tout bonnement, et les méchants ne font pas ainsi. Je suis bien aise que vous, Mme Le Gendre, Mlle Boileau me désiriez, pourvu que ce ne soit pas pour vous mettre d’accord. Je n’entends rien ni en fausseté ni en hypocrisie. Je me souviens seulement d’avoir lu une fois sur la table d’un docteur de Sorbonne ces deux mots : « Humilité, pauvre vertu ; hypocrisie, vice dont il ne serait pas difficile de faire l’apologie. »

Adieu, madame, adieu, mademoiselle. Ni moi non plus je ne finirai pas sans vous renouveler les protestations que je vous ai faites si souvent et qui vous ont plu à entendre autant qu’à moi à vous les offrir, parce qu’elles sont vraies et qu’elles le seront toujours. Vous m’aimerez donc bien ? Rappelez-vous tout, et faites vous-même ma réponse.

Mon respect à Mlle Boileau. Tout ce qu’il vous plaira à Mme Le Gendre ; je n’oserais presque plus lui parler. J’en dirais trop ou trop peu ; et ces mots sont peut-être dans ce cas.



  1. Aux libraires-éditeurs de l’Encyclopédie.