Lettres à Sophie Volland/34

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 443-445).


XXXIII


Paris, le 2 septembre 1760.


J’attendais ce soir un mot de vous qui me rassurât sur le sort de mes deux dernières lettres. Il est sept heures : on a ouvert ici les dépêches ; et il n’y a rien chez M. Grimm. Que faut-il que je pense ? La curiosité, la méchanceté, l’infidélité, des contre-temps, que sais-je ? quoi encore ? Tout s’oppose donc à la douceur de notre commerce, et nous ravit le seul bien qui nous reste, l’unique consolation que nous ayons et qui nous est si nécessaire ! Je vous ai envoyé l’Épître du Diable ; je vous envoie Tancrède, qu’on joue demain. Si vous croyez que cette lecture puisse amuser quelques heures de notre chère sœur, faites-lui-en ma cour, ne m’oubliez jamais auprès d’elle, ni auprès de madame votre mère.

Je reçois à présent le numéro 7, et je n’apprends rien de mes lettres, voici pourtant la cinquième ; ces délais me désespèrent, mais il faut espérer que la personne qui a mis à la poste la lettre que je vous lis vous rapportera un paquet des miennes. Non, chère amie, tranquillisez-vous ; il ne m’est rien arrivé de fâcheux depuis votre départ. Vos inquiétudes sont les seules peines nouvelles que j’aie ressenties. Je n’ai point écrit à Châlons : votre mère avait dit en ma présence qu’elle ne voulait pas y séjourner plus de vingt-quatre heures. J’ai cru pouvoir compter sur la fermeté avec laquelle elle refusait un jour de plus à Mme Le Gendre, qui la sollicitait bien tendrement. Vous avez bien fait de consulter votre goût et votre santé sur la promenade qu’on vous proposait. Continuez, mettez-vous à votre aise, à présent que vous en avez des raisons ou des prétextes, afin qu’on y soit tout accoutumé dans la suite, et qu’on perde peu à peu le droit de vous mener à la lisière : n’y a-t-il pas assez longtemps qu’on abuse de vous ? Aimez votre mère, supportez ses humeurs, prêtez-vous à toutes ses fantaisies, allez au-devant de ses goûts, faites par raison tout ce que l’estime vous inspirerait ; mais conservez-vous. Supposons que la fatigue du voyage vous eût brisée et que vous fussiez restée entre la vie et la mort dans quelque misérable chaumière, croyez-vous que votre condescendance déplacée n’eût pas été autant à blâmer que l’inadvertance ou la dureté des autres ? Vous faites tout ce que vous pouvez pour me réconcilier avec votre sœur ; cela est fort bien ; mais répondez-moi. Vous dirai-je, comme vous disait votre mère dans une autre circonstance : Répondez-moi avec cette belle franchise que vous professez ? Si la petite Émilie eût été réduite dans un état pareil au vôtre, aurait-elle jamais souffert qu’on la déplaçât de son lit ? On a cherché à contrister madame votre mère, au hasard de vous faire périr. Ma bonne amie, laissons tout cela.

Mais, à propos du pauvre Vialet, seriez-vous une femme à m’excuser auprès de lui ? Croiriez-vous bien que je n’ai pas encore répondu à sa confiance ? Je le ferai ; mais il faut que j’aie la tête plus libre ; et puis, je serai vrai : mais le moyen de rien dissimuler et de ne pas empirer son mal ? Dites-lui tout ce que vous voudrez, promettez-lui une réponse de ma part, et cherchez tout ce qui pourra lui faire pardonner mon silence.

Vous vous plaignez des lieux que vous habitez, des occupations qui prennent votre temps, des gens que vous voyez ; et croyez-vous qu’on soit mieux ici ? Non, chère amie, tout y est aussi mal que là-bas, parce que vous n’êtes pas ici, parce que je ne suis pas là-bas. Rien ne manquerait où vous êtes, je n’aurais rien à désirer où je suis, si j’y étais, si vous y étiez. Comptons les jours écoulés, et tâchons d’oublier ceux qui sont encore à passer, vous loin de moi, mais loin de vous. Le discours de votre sœur à madame votre mère est excellent ; mais elle se fera haïr. Combien de gens avec qui nous n’avons jamais eu d’autres torts que d’avoir remarqué leurs sottises !

Il n’y a plus d’apparence que je reprenne mon journal : il vaut mieux que je l’achève ici en quatre mots. J’ai vu d’Argental, qui m’a encore parlé du projet des Comédiens sur le Père de Famille[1]. J’ai dîné avec l’abbé Sallier[2], chez moi ; madame a très-bien fait les honneurs, elle a même dit à l’abbé un mot assez plaisant. Mme d’Épinay et M. Grimm sont venus aujourd’hui à Paris. Le projet était d’assister à la première représentation de Tancrède, mais un mal de dents a tout dérangé. On s’en retournera vendredi à la Chevrette, avec une dent de moins, au lieu d’aller au Grandval ; pour moi, je resterai : on désespère de m’avoir, et je ne m’engage pas trop. Je travaille beaucoup moins cependant que je n’espérais ; mes collègues me font enrager par leurs lenteurs.

Adieu, ma tendre amie, vous me rendez justice ; tout ce qui est autour de vous peut changer, excepté mes sentiments ; ils sont à l’épreuve du temps et des événements. Quand mon estime croît pour vous de jour en jour, dites, est-il possible que ma tendresse diminue ? Je disais autrefois à une femme que j’aimais et en qui je découvrais des défauts[3] : « Madame, prenez-y garde, vous vous défigurez dans mon cœur ; il y a là une image à laquelle vous ne ressemblez plus ; si vous n’êtes plus celle qui m’engageait malgré moi, je cesserai d’être ce que je suis. » Si j’avais à dire de ma Sophie, ce serait ceci : Plus je vis avec elle, plus je lui vois de vertus, plus elle s’embellit à mes yeux, plus je l’aime, plus elle m’attache ; et puis il y a bientôt cinq ans que je lui prouve que le système de sa sœur est faux. Patience, chère amie, patience ; ils reviendront, ces moments où vous reverrez mon ivresse, où je vous forcerai de prononcer au fond de votre, cœur que les faveurs d’une honnête femme sont toujours précieuses, et que c’est elle dont les charmes ne passent jamais. Adieu, adieu. Le 2 septembre, le jour de la naissance du joli enfant. Que n’est-il de vous ! Adieu encore une fois.



  1. Le drame de Diderot fut en effet représenté le 18 février suivant.
  2. Claude Sallier, né à Saulieu (Côte-d’Or), en 1685, mort en 1761, membre de l’Académie française et de celle des Inscriptions, professeur d’hébreu au Collège de France et garde de la Bibliothèque du roi. Il avait commencé, avec l’abbé Saas, un catalogue dont il a été imprimé 5 vol. in-folio.
  3. Mme de Puisieux, sans doute.