Lettres à Sophie Volland/42

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 467-480).


XLI


Le 30 septembre 1760.


Tenez, mon amie, votre Dem.... n’était bon à rien : il n’y avait pas assez d’étoffe ni pour faire un honnête homme ni pour faire un fripon. S’il n’est pas encore complètement stupide, cela ne tardera pas à venir. Au reste, un coup d’œil sur les conséquences et les contradictions des hommes, et l’on voit que la plupart naissent moitié sots ou moitié fous, sans caractère comme sans physionomie ; ils ne sont décidés ni pour le vice ni pour la vertu ; ils ne savent ni immoler les autres, ni se sacrifier ; et, soit qu’ils fassent le bien, soit qu’ils fassent le mal, ils sont malheureux, et j’en ai pitié. Ces idées tiennent à d’autres que j’établissais hier à table, assez imprudemment ; car la pâture était forte pour nos petits estomacs. C’est que je ne pouvais m’empêcher d’admirer la nature humaine, même quelquefois quand elle est atroce. Par exemple, disais-je, on a condamné un homme à mort pour des placards, et le lendemain de son exécution on en trouve aux coins des rues de plus séditieux. On exécute un voleur, et, dans la foule, d’autres volent et s’exposent au supplice même qu’ils ont sous les yeux. Quel mépris de la mort et de la vie ! Si les méchants n’avaient pas cette énergie dans le crime, les bons n’auraient pas la même énergie dans la vertu. Si l’homme affaibli ne peut plus se porter aux grands maux, il ne pourra plus se porter aux grands biens ; en cherchant à l’amender d’un côté, vous le dégradez de l’autre. Si Tarquin n’ose violer Lucrèce, Scévola ne tiendra pas son poignet sur un brasier ardent ; cela est singulier ; on est en général assez mécontent des choses, et l’on n’y toucherait pas sans les empirer. En suivant la conversation sur la nature humaine, on en vint à cette question : Comment il arrivait que des sots réussissaient toujours, et des gens de sens échouaient en tout ; en sorte qu’on dirait que les uns semblaient de toute éternité avoir été prédestinés au bonheur, et les autres à l’infortune ? Je répondis que la vie était un jeu de hasard ; que les sots ne jouaient pas assez longtemps pour recueillir le salaire de leur sottise, ni les gens sensés celui de leur circonspection ; ils quittent les dés lorsque la chance allait tourner ; en sorte que, selon moi, un sot fortuné et un homme d’esprit malheureux sont deux êtres qui n’ont pas assez vécu. Et puis voilà comme nous causons ici. Vous avez reçu deux de mes lettres à la fois, et moi deux des vôtres. Un écart d’imagination, dites-vous ? une vivacité non réfléchie ? Fort bien ; mais des esprits mal faits qui en voudraient à notre bonheur ne s’y prendraient pas autrement. C’est ainsi qu’ils réussiraient à me rendre indifférent à ma Sophie et ma Sophie odieuse à sa mère ; et où est la délicatesse ? C’est un mot vide de sens, si elle ne consiste pas à pressentir les petites choses qui pourraient offenser, blesser, affliger, humilier, desservir, et à avoir pour ses amis et à leur dérober tous ces ménagements légers qu’ils ne sont pas en droit d’exiger des indifférents, et qu’ils attendraient inutilement de la grosse et ronde bienveillance de gens épais qui en sont incapables… Il faut que vous sachiez toutes deux que je vous rapproche sans cesse de l’idée que je me suis formée de votre esprit et de votre caractère, et que cette mesure n’est pas commune. La plupart des autres s’y trouveraient bien petits. Ces riens, que je ne ferai pas l’honneur à la foule de remarquer en elle, je vous les reprocherai durement, et je serais fâché que vous n’eussiez pas pour moi la même sévérité. Je veux que vous attendiez de moi tout ce que vous attendriez de Dieu, s’il avait ma bonté ou si j’avais sa puissance, et que vous soyez surprise toutes les fois que je tromperai votre attente. Si je suis quelquefois amant ombrageux et difficile, c’est que je meurs de passion pour vous ; si je me fâche si vite contre elle, c’est que personne au monde ne l’estime plus que moi. Ô femmes ! vous me serez bien indifférentes le jour que je vous laisserai dire et faire tout ce qu’il vous plaira ! J’aime ceux qui me grondent, et je gronde volontiers ceux que j’aime ; et, quand je ne gronde plus, je n’aime plus. De tous ceux qui me touchent de près, je suis celui que je gourmande le plus sévèrement et le plus fréquemment ; si je me préfère en ce point à mes amis, c’est, tout bien considéré, que je suis encore plus curieux de me rendre bon moi-même que de rendre les autres meilleurs.

Je suis bien aise pourtant que vous ne la reconnaissiez pas aux couleurs dont je l’ai peinte. Vous voyez que je vous réponds à présent à votre seconde lettre. C’est apparemment que, la colère conduisant le pinceau, les traits auront été exagérés. Cela me rappelle un mot plaisant du peintre Greuze contre Mme Geoffrin qui l’avait bien ou mal à propos contristé. « Mort-Dieu, disait-il, si elle me fâche, qu’elle y prenne garde, je la peindrai. » Moi, je dis le contraire de Greuze : Mort-Dieu, si elle me fâche encore, qu’elle y prenne garde, je ne la peindrai plus. Dites tout ce qui vous plaira de l’innocence de sa conduite avec le bon Marson et l’honnête Vialet. J’en appelle à son cœur, qui sait mieux que vous pourquoi je me comprends dans sa déclamation : c’est qu’elle s’adresse à tous les hommes, et que j’en suis un ; et, si vous voulez en convenir, pendant que vous la lisiez, vous ne distinguiez personne ; il a fallu que la réflexion et la justice vous ramenassent sur vos pas, que vous réclamassiez en faveur de votre ami, et que vous dissiez en vous-même : Ah ! chère sœur ! grâce pour celui-là ! il n’en est pas. Il s’établissait donc entre elle et vous un dialogue où elle m’accusait et me jugeait, où vous me défendiez et appeliez de la sentence ; j’étais donc condamné, et vous travailliez à m’absoudre d’une impression méditée par elle et peut-être même par vous. Celui qui blesse l’espèce humaine me blesse ; celui qui décrie l’amitié, en général, tend à m’indisposer secrètement contre mes amis ; celui qui se joue de la sincérité des serments passionnés devant celle que j’aime cherche à lui rendre ma conduite et mes sentiments suspects et m’indigne. Mais laissons cela.

Je suis à présent à la Chevrette ; c’est de là que je vous écris. Demain je serai de retour à Paris ; nous avons trop de monde pour être bien. Dans les cohues, on se mêle ; les indifférents s’interposent entre les amis, et ceux-ci ne se touchent plus. Hier j’étais à souper à côté de Mme d’Houdetot, qui disait : « Je me mariai pour aller dans le monde et voir le bal, la promenade, l’opéra et la comédie ; et je n’allai point dans le monde, et je ne vis rien, et j’en fus pour mes frais. » Ces frais firent rire, comme vous pensez bien, et elle ajouta : « C’est mon voisin qui boit le vin, et c’est moi qui m’enivre. » En effet, j’avais à côté de moi un vin blanc délicieux que je ne dédaignais pas. Les voilà qui partent ce matin pour la chasse. Dieu soit loué ! ils feront de l’exercice ; nous serons un peu plus ensemble, et tout en ira mieux pour eux et pour nous.

Je n’ai point vu Mlle Boileau ; mais peu s’en est fallu que M. de Villeneuve ne m’ait enlevé en cabriolet pour me conduire ici. M. Grimm, qui l’avait rencontré à Paris, je ne sais où, lui en avait donné la commission, qu’il avait acceptée. Si M. Gillet a été un peu diligent, vous devez avoir votre boîte : je m’acquitterai de mes dettes à votre retour. Combien je vous embrasserai ! j’en ai d’avance le cœur serré, et j’en pleure de joie. Il y a peu de jours où je ne me transporte de la pensée à ce moment ; il est impossible que je vous peigne ce que je deviens dans cette espèce de délire où je vous vois, où je cherche si vous vous êtes bien portée, si c’est vous, si c’est toujours ma Sophie, si elle est heureuse de retrouver celui qui l’aime si tendrement et qui l’a si longtemps attendue. Je vous dévore des yeux : mes lèvres tremblent ; je voudrais vous parler ; je ne saurais. Mais que deviens-je lorsque cette illusion disparaît et que je me trouve seul ? Je suis fâché que Mlle Clairet soit indisposée ; je vous prie de lui dire qu’il est impossible que je l’oublie tant qu’elle aura de l’attachement pour vous. Je n’espérais pas Mme de Solignac sitôt. Est-ce que madame votre mère ne se montrera pas empressée d’aller chercher sa chère fille ? Je gage que Mme Le Gendre en a perdu le sentiment. Vous ne donnez pas, vous, dans ces mines-là. Cela échappe à l’évêque. Ils se battaient, les bonnes gens qu’ils étaient. Demain ou plutôt aujourd’hui lundi à Paris : demain, mes paquets se font ; après-demain, je suis établi au Grandval pour six semaines. Mme d’Épinay en a le cœur un peu serré et moi aussi ; nous étions faits l’un à l’autre ; nous comprenions sans mot dire ; nous blâmions, nous approuvions du coin de l’œil ; cette conversation muette va lui manquer. Vous adresserez toujours vos lettres sur le quai des Miramionnes, d’où elles iront contre-signées à Charenton, et j’enverrai les retirer le plus assidûment qu’il sera possible. Vous savez que les maîtres n’ont plus de domestiques où je suis. Ce M. Damilaville est un galant homme qui aime à faire le bien et qui sait y mettre la grâce. Il y a deux ou trois honnêtes hommes et deux ou trois honnêtes femmes dans ce monde, et la Providence me les adresse. En vérité, si je mérite ce présent, j’en sentirai toute la valeur, et, si j’en sens toute la valeur, je n’aurai plus envie de me plaindre d’elle ; si elle prenait la parole, et si elle me disait : « Je t’ai donné Grimm et Uranie pour amis ; je t’ai donné Sophie pour amie ; je t’ai donné Didier pour père et Angélique pour mère ; tu sais ce qu’ils étaient et ce qu’ils ont fait pour toi ; que te reste-t-il à me demander ? » Je ne sais ce que je lui répondrais. Oui, chère amie, je retrouverai au Grandval ceux que j’y ai laissés, excepté d’Alinville ; mais je n’y ferai rien de ce que vous conjecturez ; je boirai, je mangerai, je dormirai, je philosopherai le soir, je vous regretterai tous les matins, et mainte fois dans la journée je soupirerai indiscrètement. Mme d’Holbach s’en apercevra, et en rira. Mme d’Aine dira que, si cela dure, il faudra qu’elle me fasse noyer par pitié. Je n’y ferai pas une panse d’a et je m’en reviendrai, à la Saint-Martin, à Paris, où je mourrai de douleur si je ne vous retrouve pas. Je tremble toujours que votre chère sœur ne fasse la folie d’aller à Isle. Nous avons encore ici nos peintres et nos musiciens et Jeannette, et Jeannette aussi, dà. Hélas ! la pauvre enfant me fend le cœur, surtout quand elle se livre à la gaieté, et qu’elle rit ; elle a perdu sa mère, et elle n’en sait encore rien. Je suis sûr que, si elle regardait les visages qui sont autour d’elle, elle devinerait, à l’impression de tristesse que cause sa joie, qu’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire qu’on lui cache. Mais n’est-ce pas un phénomène bien singulier que nous éprouvons tous la même chose, et qu’il n’y ait pas un de nous que sa joie ne contriste ? Ah ! chère amie ! il y a bien des données, et bien des données fines pour celui qui sait les saisir et les appliquer à la connaissance du cœur. C’est une caverne, mais dans les ténèbres de laquelle il luit par intervalles des rayons passagers qui l’éclairent et pour les autres et pour nous.

Après les cygnes ? Ne craignez rien, je n’y courrai de ma vie, ni le cher abbé Galiani non plus ; il s’est amusé à les agacer, ils l’ont pris en grippe, et d’aussi loin qu’ils l’aperçoivent, ils s’élèvent sur les ailes, ils arrivent au grand vol, le cou tendu, le bec entr’ouvert, et poussant des cris ; il n’oserait approcher du bassin. Ils ont presque dévoré Pouf. Pouf est un petit chien de Mme d’Épinay, qui n’a pas son pareil pour l’esprit et la gentillesse ; c’est un prodige pour son âge. Aussi nous ne croyons pas qu’il vive. Ces cygnes ont l’air fier, bête et méchant, trois qualités qui vont fort bien ensemble. Je disais des arbres du parc de Versailles qu’ils étaient hauts, droits et minces, et l’abbé Galiani ajoutait : comme les courtisans. L’abbé est inépuisable de mots et de traits plaisants ; c’est un trésor dans les jours pluvieux. Je disais à Mme d’Épinay que si l’on en faisait chez les tabletiers, tout le monde en voudrait avoir un à sa campagne. Je voudrais que vous lui eussiez entendu raconter l’histoire du porco sacro. Il y a à Naples des moines à qui il est permis de nourrir aux dépens du public un troupeau de cochons, sans compter la communauté. Ces cochons privilégiés sont appelés, par les saints personnages auxquels ils appartiennent, les cochons sacrés. Ils se promènent respectés dans toutes les rues, ils entrent dans les maisons, on les y reçoit, on leur fait politesse. Si une truie est pressée de mettre bas, on a tout le soin possible d’elle et de ses pourcelets ; trop heureux celui qu’elle a honoré de ses couches ! Celui qui frapperait un porco sacro ferait un sacrilège. Cependant des soldats peu scrupuleux en tuèrent un ; cet assassinat fit grand bruit ; la ville et le sénat ordonnèrent les perquisitions les plus sévères. Les malfaiteurs, craignant d’être découverts, achetèrent deux cierges, les placèrent allumés aux deux côtés du porco sacro, sur lequel ils étendirent une grande couverture, mirent un bénitier avec le goupillon à sa tête et un crucifix à ses pieds ; et ceux qui faisaient la visite les trouvèrent à genoux et priant autour du mort. Un d’eux présenta le goupillon au commissaire ; le commissaire aspersa, se mit à genoux, lit sa prière et demanda qui est-ce qui était mort ? On lui répondit : « Un de nos camarades, honnête homme ; c’est une perte. Voilà le train des choses du monde ; les bons s’en vont et les méchants restent. » Mais je n’ai pas le courage d’achever. Ce n’est pas moi, c’est l’abbé qu’il faudrait entendre. Le fond est misérable en lui-même, mais il prend entre ses mains la couleur la plus forte et la plus gaie, et devient une source inépuisable de bonnes plaisanteries et même quelquefois de morale.

C’est lui qui m’a amené ici. Nous y attendons Saurin, qui n’est pas encore venu ; cela me fait craindre que Mme Helvétius ne soit fort mal ; elle a quitté la campagne pour faire ses couches à Paris, et la voilà non accouchée et attaquée d’une fièvre putride. C’est une femme très-aimable, qui s’est fait un caractère qui l’a affranchie au milieu de ses semblables, toutes esclaves. Saurin m’a consulté sur le plan d’une pièce. Je l’ai renversé d’un bout à l’autre. M. Grimm et Mme d’Épinay disent que ce que j’ai imaginé est de toute beauté, mais que personne n’en peut exécuter un mot. Si ce plan a lieu, vous verrez au quatrième acte une foule de citoyens, condamnés à mort pour avoir trop bien défendu leur ville, briguer l’honneur de la préférence et tirer au sort. Le sort se tirera sur la scène. Imaginez le spectacle et les cris des pères, des mères, des parents, des amis, des enfants, à mesure que le billet fatal sort ; imaginez la contenance diverse, forte ou faible, de celui que le sort a condamné ; imaginez que celui qui tient le casque d’où les billets sont tirés est le gouverneur de la ville, qu’on en doit tirer six, et qu’après qu’on en a tiré cinq, il se condamne lui-même et dit : Le sixième est le mien, sans qu’on puisse jamais lui faire changer d’avis[1]. Imaginez ce que deviennent sa femme, sa fille, qui sont présentes. Ô Voltaire ! vous qui savez à présent l’effet de ces tableaux, vous n’auriez garde de vous refuser à celui-là.

Mais à propos de Grimm, ne serez-vous pas un peu surprise que je vous aie déjà écrit sept à huit pages, sans presque vous en dire un mot ? C’est, mon amie, qu’il arrange si bien ses voyages, qu’il sort de la Chevrette au moment que j’y arrive. En vérité, quand il aurait le dessein de me rendre amoureux de sa maîtresse, il ne s’y prendrait pas autrement. Vous concevez bien que je plaisante : il est trop honnête pour avoir cette vue, et je le suis trop, moi, pour qu’elle lui réussît quand il l’aurait. Et puis, il est si enfoncé dans la négociation et les mémoires, qu’on ne lui voit pas le bout du nez. Il ne lui reste presque pas un instant pour l’amitié ; et je ne sais quand l’amour trouve le sien. Nous nous sommes un peu promenés, elle et moi, ce matin. Je lui avais trouvé l’air soucieux hier au soir. Je lui en ai demandé le sujet. « C’était une de ces minuties auxquelles, lui disais-je, vous êtes trop heureux tous les deux d’être sensibles au bout de quatre ans. Vous vous examinez donc de bien près ? Vous en êtes donc comme au premier jour ? Eh ! mes amis, tâchez de n’épouser jamais. » L’après-dîner, nous nous sommes encore promenés, lui et elle, Mme d’Houdetot et moi. J’oubliais de vous dire que j’avais trouvé mon vin blanc fort bon, que j’en avais usé peu sobrement, et que ma voisine était fort gaie. Mme d’Houdetot fait de très-jolis vers ; elle m’en a récité quelques-uns qui m’ont fait grand plaisir. Il y a tout plein de simplicité et de délicatesse. Je n’ai osé les lui demander ; mais si je puis lui arracher un hymne aux tétons qui pétille de feu, de chaleur, d’images et de volupté, je vous l’enverrai[2]. Quoiqu’elle ait eu le courage de me le montrer, je n’ai pas eu celui de le demander. Le soir nous avons laissé rentrer les femmes, et nous avons fait le tour du parc, Grimm et moi. Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus ; nous avons été fort aises de nous retrouver. Je l’aime sûrement, et j’en suis, je crois, autant aimé que jamais. Au milieu de ces amusements, des idées tristes m’obsèdent, je ne fais rien, le temps s’enfuit, et je ne vous ai pas. Je viens de recevoir un paquet de Damilaville. Je ne savais ce que c’était, car il était bien gros. J’espérais y trouver un mot de vous. Rien. À la place, les deux Remontrances du parlement d’Aix qui sont très-belles, mais qui ne me dédommagent pas. Je brûle de m’en retourner à Paris. Je ne saurais dissimuler ma joie ; et Mme d’Épinay dit que cela n’est pas honnête d’être gai quand on quitte les gens. Il serait donc plus honnête de l’être ni plus ni moins et de paraître triste. N’y a-t-il encore rien d’arrêté sur votre retour ? Votre sœur revient-elle avec vous ? Si j’avais été bien avisé, j’aurais fait ce voyage de province tant projeté. Je vous aurais du moins vue en passant. Je crains que vous ne trouviez mon caractère un peu changé. On dit que j’ai l’air d’un homme qui va toujours cherchant quelque chose qui lui manque. Au reste, c’est l’air que je dois avoir. Quand vous étiez ici, votre présence me soutenait. Avais-je du chagrin, j’allais voir mon amie, et je l’oubliais. Pourquoi m’avez-vous abandonné ? La mélancolie a trouvé mon âme ouverte, elle y est entrée, et je ne pense pas qu’on puisse l’en déloger tout à fait. Elle ne me déplaît pas trop ; et puis qu’importe ? Je serai moins gai, ou plus triste, comme il vous plaira, mais je n’en aimerai pas moins. Ma tendresse sera d’une couleur brune qui ne sied pas mal à ce sentiment. Mon amie, tout peut s’altérer au monde ; tout, sans vous en excepter ; tout, excepté la passion que j’ai pour vous. Quand je vous reverrai, comme je vous embrasserai ! comme je me reposerai sur vous ! comme je chercherai celle que j’aime ! Ah ! s’il n’y avait personne qui me contraignît ! mais il ne faut pas compter là-dessus. Je ne finirai pas encore cette lettre. Nous partirons de bonne heure. Grimm me descendra à la rue de Fourcy. De là il n’y a qu’un pas sur le quai des Miramionnes. Si j’y trouvais une lettre de vous, je remplirais la demi-page qui me reste et qui ne me resterait pas, car je l’aurais remplie tout en disant que je ne voulais pas en dire plus long, si l’on ne m’invitait pas à descendre. Je vais voir ce qu’on me veut… C’est Saurin qui vient d’arriver. Adieu, ma tendre amie. Ce soir, s’il n’est pas trop tard, nous causerons encore un moment, et puis il faut faire mon sac ; je n’aime point à faire attendre après moi.

Nous avons eu deux convives sur lesquels nous ne comptions guère, excellents tous deux, Saurin et le curé de la Chevrette. Vous connaissez Saurin, je ne vous en dis rien. Pour notre pasteur, c’est un des meilleurs esprits qu’il y ait bien loin : il n’y a pas d’homme dont les passions se peignent plus vivement sur son visage ; c’est peut-être le seul qui ait le nez expressif ; il loue du nez, il blâme du nez, il décide du nez, il prophétise du nez. Grimm dit que celui qui entend le nez du curé a lu un grand traité de morale. La conversation a été fort diverse. Mme d’Houdetot m’a demandé du bout de la table où en était ma bouteille. Je lui ai répondu qu’elle devait le savoir mieux que moi. On a trouvé que je n’étais pas trop malheureux de boire de bon vin, et d’enivrer ma voisine. Et puis on a parlé nouvelles. On a dit que le roi de Portugal introduisait le jansénisme dans ses États ; cela m’a déplu. J’ai dit que, religion pour religion, quand un monarque faisait tant que d’en adopter une, il valait mieux la choisir plaisante et gaie que triste et maussade ; que la mélancolie religieuse inclinait au fanatisme et à l’intolérance, et Mme d’Épinay me faisait des yeux ; et à la fin, quand j’ai eu tout dit, j’ai compris que je désobligeais Mme d’Esclavelles, sa mère, qui est janséniste jusqu’à la pointe de ses cheveux blancs. On parla tendresse. Le curé, qui n’est déplacé dans aucun sujet, dit que les amants malheureux disaient tous qu’ils en mouraient ; mais qu’il était rare d’en rencontrer qui tinssent parole ; qu’il en avait cependant vu un : c’était un jeune homme de famille appelé Soulpse. Il s’éprit d’une fille belle et sage, mais sans biens et d’une famille déshonorée. Son père était alors aux galères pour faux seings. Ce jeune homme, qui prévoyait toute l’opposition et toute la raison de l’opposition qu’il rencontrerait dans ses parents, fit ce qu’il put pour se détacher ; mais quand il se fut bien assuré de l’inutilité de ses efforts, il osa s’en ouvrir à ses parents, qui allaient s’épuiser en remontrances, lorsque notre amant les arrêta tout court et leur dit : « Je sais tout ce que vous avez à m’opposer, je ne saurais désapprouver des raisons que j’opposerais moi-même à mon fils si j’en avais un. Mais voyez si vous m’aimez mieux mort que mésallié ; car il est sûr que si je n’ai pas celle que j’aime, j’en mourrai ». On traita ce propos comme il le méritait ; l’événement n’y fait rien. Le jeune homme tomba, dépérit de jour en jour, et mourut. Le curé ajouta : C’est un fait dont j’ai été témoin. « Mais, curé, lui dis-je, à la place du père qu’auriez-vous fait ? — Monsieur, me répondit le curé, je ne saurais me mettre à cette place ; les sentiments d’un père ne se devinent point et ne peuvent se suppléer. — Cela est vrai ; mais enfin vous auriez pris un parti d’après ce que vous êtes ; dites-nous quel il eut été ? — Volontiers. J’aurais appelé mon fils ; je lui aurais dit : Soulpse a été votre nom jusqu’à présent ; souvenez-vous bien qu’il ne l’est plus. Appelez-vous comme il vous plaira. Voilà votre légitime. Allez vous marier avec celle que vous aimez si loin d’ici que je n’entende plus parler de vous, et que Dieu vous bénisse. — Pour moi, dit Mme d’Esclavelles, qui craignait peut-être que la décision du curé ne fît impression sur son petit-fils, si j’avais été la mère de ce jeune fou, j’aurais fait comme son père, je l’aurais laissé mourir ». Et puis voilà les avis partagés, et un bruit à faire retentir les voûtes du salon, qui a duré longtemps, et qui durerait encore, si le curé n’avait rompu la dispute par une autre histoire que voici. Un jeune curé, mécontent de son état, se sauve en Angleterre, apostasie, se marie selon la loi, et a des enfants de sa femme. Au bout d’un certain temps, il regrette son pays ; il revient en France avec sa femme et ses enfants. Au bout encore d’un certain temps, il a du remords ; il revient à sa religion, prend du scrupule sur son mariage, et songe à se séparer de sa femme : il s’en ouvre à notre curé, qui trouve le cas fort embarrassant, et qui, n’osant rien prendre sur lui, le renvoie aux casuistes et aux jurisconsultes. Tous décident qu’il ne peut en sûreté de conscience rester avec sa femme. Lorsque leur séparation, à laquelle la femme s’opposait de toute sa force, allait s’entamer par voie de justice, mais un peu contre le gré du curé, l’époux tomba malade et assez dangereusement pour qu’il n’en revînt pas. Il envoie chercher le curé : « Mon ami, lui dit-il, vous connaissez mes intentions ; je touche au dernier moment ; je veux montrer du moins qu’elles étaient sincères. Je veux faire amende honorable publique, et recevoir les sacrements, et mourir à l’hôpital ; ayez la bonté de m’y faire transporter. — Je m’en garderai bien, lui dit le curé ; cette femme est innocente. Elle vous a épousé selon la loi ; elle ne connaissait rien des empêchements qui ne lui permettaient pas d’accepter votre main. Et ces enfants, quelle part ont-ils à votre faute ? Vous êtes le seul coupable, et ce sont eux qui vont être punis ! Votre femme sera déshonorée, vos enfants seront déclarés naturels ; et où est le bien de tout cela ? La raison est pour eux ; certainement, et jusqu’à ce que la loi ait prononcé, nous ignorons si elle serait contre eux. Attendons, et en attendant, mon ami, demeurez dans le lit de celle que vous appelez votre femme et qui l’est, et où vous avez eu d’elle ces enfants qui vous ont appelé leur père et qui sont vos enfants ». Jamais le curé n’en voulut démordre. Il confessa son homme ; le mal empira, il lui administra les derniers sacrements. Il mourut, et la femme et les enfants restèrent en possession des titres qu’ils avaient. Nous avons tous approuvé la sagesse du curé. Grimm l’a fait peindre ; il prétend en faire quelque jour un personnage de roman. Nous sommes revenus un peu tard ; cet homme singulier et ses histoires aussi singulières que lui nous ont défrayés en chemin.

À propos, je ne vous ai pas dit que M. le comte de Bissy[3] avait envoyé au marquis de Ximènes pour moi une tragédie anglaise en un acte, tout à fait dans le goût du Joueur. Elle est intitulée l’Extravagance fatale. Un homme de naissance a été conduit par la dissipation à l’extrême misère. Il ne peut supporter l’idée de l’avilissement où il va tomber, lui, sa femme et ses enfants. Il se persuade qu’il vaut mieux qu’il meure. Mais si la mort est meilleure pour lui que la vie, pourquoi la vie vaudrait-elle mieux que la mort pour sa femme et ses enfants ? Il vient à bout de se persuader qu’il leur manquerait d’une manière indigne, s’il ne les associait pas à un sort qu’il croit préférable à celui dont il est menacé. Il se défait donc de lui-même, de sa femme et de ses deux enfants. Cette catastrophe est d’une atrocité qui révolte ; cependant la dernière scène est d’un pathétique qui déchire. Imaginez que cet homme était sur le point d’être saisi et précipité dans une prison. Sa femme vient à lui, et lui propose de prendre ses enfants entre ses bras et de se sauver avec lui en quelque lieu de sûreté. Toute la dernière scène roule sur la double acception des termes de voyage, d’asile, de demeure paisible, d’éloignement des hommes, de dernier terme des revers et des maux, de repos, qui conviennent à une fuite réelle ou à la mort. La femme les entend toujours de la fuite, et l’époux les lui dit toujours de la mort. L’ignorance de cette femme, qui a reçu le breuvage fatal de son époux et qui l’a donné de sa propre main à ses deux enfants, la tendresse de ses discours, la présence de ses enfants en qui la mort circule, font un effet plus terrible mille fois que le spectacle d’Œdipe qui a les yeux crevés et qui se baisse pour chercher ses enfants. Cependant, si vous avez le père Brumoy, voyez cette scène au cinquième acte de l’Œdipe de Sophocle.

Je viens de recevoir votre numéro 21. Je n’ai point la tête mauvaise. Quant à mon pied, il est guéri. Nous avons joué ; le Baron a oublié son serment, mais comme la fortune a été assez égale, je ne saurais vous dire comment il soutiendrait son caprice. Il faut qu’il y ait une espèce de contre-coup à ma chute ; car j’ai eu la tête étonnée pendant les deux premiers jours. Les jours suivants j’ai senti une douleur passagère au côté opposé, et depuis j’éprouve comme des envies de moucher, et la sensation comme de quelque chose d’arrêté au-dessus du nez qui voudrait tomber. Ils m’ont conseillé le sel ammoniac. Mais je bois, je mange, je dors, je n’ai ni chaleur ni fièvre, et tout ira bien.

Ô femme ! serez-vous toujours femme par quelque endroit ? Jamais la fêlure que nature vous fit ne reprendra-t-elle entièrement ? Je n’ai pu m’empêcher de rire de tous les mouvements que vous vous êtes donnés pour un colichet. Je sais bien ce que vous répondrez à cela ; mais je sais bien aussi comment on s’en impose. Je le voudrais bien que vous en fussiez de nos causeries, et vous et la chère sœur. À propos de ces Chinois, savez-vous que l’illustration remonte chez eux et ne descend jamais ? Ce sont les enfants qui illustrent et anoblissent leurs aïeux, et non pas les aïeux leurs enfants. Ma foi, cela est encore bien sage. Nous sommes plus grands poëtes, plus grands philosophes, plus grands orateurs, plus grands architectes, plus grands astronomes, plus grands géomètres que ces peuples-là ; mais ils entendent mieux que nous la science du bon sens et de la vertu ; et si par hasard cette science était la première, ils auraient raison de dire qu’ils ont deux yeux, et que nous en avons un, et que le reste de la terre est aveugle.

Oui, je connais vos Intérêts de la France mal entendus. C’est un livre qui a du succès[4]. M. Gaschon m’a fait dîner une fois avec l’auteur. Cet homme connaît assez bien le mal ; mais il n’entend rien aux remèdes. Il a des observations assez justes qui marquent un homme instruit, mais sans génie. Il a un monde de choses dont il ne sait rien faire ; et le génie sait faire un monde de rien.

Non, non, mon ami vaut mieux que moi ; personne ne peut lui être comparé, soit qu’il plaisante, soit qu’il raisonne, soit qu’il conseille, soit qu’il écrive, soit qu’il…

(La suite manque.)



  1. C’est le sujet du Siège de Calais. Le succès de la pièce de ce titre, donnée par Belloy le 13 février 1765, aura fait renoncer Saurin à son projet. (T.)
  2. Cette pièce est restée inédite.
  3. De l’Académie française, où il fut reçu comme homme de cour. On l’appelait Bissy-Pierre, pour le distinguer de son frère qu’on avait nommé Bissy-Thomas, par une plaisante allusion aux deux Corneille, avec lesquels les deux Bissy n’avaient aucune espèce de rapport intellectuel. (T.)
  4. Les Intérêts de la France mal entendus (par Ange Goudar, de Montpellier). Le premier volume, qui traite de l’agriculture et de la population, parut au commencement de 1756 ; le second, qui traite des finances et du commerce, parut à la fin de la même année, et le troisième, qui traite de la marine et de l’industrie, ne fut public qu’en 1757. (T.)