Lettres à Sophie Volland/43

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 480-483).


XLII


Le 7 octobre 1760.


Pas un moment de repos, comme vous disiez à la fin d’une de vos lettres ; non, pas un moment ! J’arrive, je jette en passant mon sac de nuit à ma porte, et je vole sur le quai des Miramionnes ; j’y trouve une de vos lettres ; j’en achève une que j’ai commencée à la Chevrette. Je m’en retourne chez moi à minuit. Je trouve ma fille attaquée de la fièvre et d’un grand mal de gorge ; je n’ai pas osé m’informer de sa santé. Les questions les plus obligeantes amènent des réponses si dures de la part de la mère, que je ne lui parle jamais sans une extrême nécessité ; mais j’ai interrogé l’enfant, qui m’a très-bien répondu ; j’ai donné des ordres qui marquent l’attention et l’intérêt. Voilà ce que c’est que de se brûler le sang à crier et à travailler. Je devais partir demain pour le Grandval ; voilà un accident qui pourrait bien retarder mon voyage. Nous avons diné, M. Grimm et moi, sous un des chevaux des Tuileries. Longue promenade avant dîner ; dîner d’appétit ; longue promenade après dîner ; et, dans cet intervalle, de la morale et de l’amour, et de l’amour et de la morale ; et le résultat, de se rendre meilleur, de pardonner aux méchants, assez punis par leur méchanceté même ; de faire le bonheur de tous et surtout de son ami et de son amie. Je quitte M. de Montamy ; je l’ai trouvé avec une grosse dondon, dont je vous dirais volontiers, comme du curé de la Chevrette, qu’on la baiserait pendant deux mois sans la baiser deux fois au même endroit ; c’est une amie de Mme Riccoboni ; nous en avons causé. Celle-ci vous régalera cet hiver de deux nouveaux romans. Je les verrai sûrement avant qu’on les imprime, et vous aussi, si vous êtes à Paris. Mais dites-moi donc que vous y serez, si vous ne voulez pas que je périsse. J’avais deviné, comme vous verrez par la précédente, et la possibilité du voyage de mme de Solignac, et les inquiétudes de Mme Le Gendre, et votre indifférence.

Toutes ces dates ne m’apprennent rien ; je voulais savoir s’il n’y avait eu aucune de mes lettres d’égarée. Voici l’histoire de ma chute. J’ai connu chez Le Breton un ex-oratorien, homme d’esprit dont je suis devenu la passion, mais non pas la plus forte ni l’unique. Cette homme s’appelle M. Destouches ; il est secrétaire de la ferme générale ; il y demeure ; il s’était engagé à m’introduire à l’endroit où l’on fabrique le tabac, afin que je pusse connaître et décrire cette manœuvre ; j’étais allé avec mon dessinateur le sommer de sa parole. Il était de bonne heure. Il est jeune. Je le trouve engagé de conversation avec une fille ; je renvoie mon dessinateur ; je m’assieds, et je me mets à causer avec ces fous-là. Le temps se passe ; l’heure du dîner vient ; nous allions dîner, Destouches et moi, chez Le Breton. Chemin faisant, nous devions jeter sa demoiselle rue des Prouvaires. Mais crac ; à l’entrée de la rue voilà une des soupentes qui casse, et Destouches qui va donner de la tête contre celle de sa fille, et moi de la tête contre un des côtés du carrosse. Destouches descend par le côté renversé, moi et la demoiselle par l’autre côté, et cela à la vue de la compagnie la plus nombreuse et la moins choisie. Heureusement la demoiselle avait l’air plus honnête que peut-être elle ne l’était ; je vous ai dit le reste. J’ai encore de temps en temps des sensations au haut du nez comme de quelque chose qui voudrait tomber par là ; mais ce symptôme se dissipera comme les autres. Je vous demande en grâce de prêcher l’indulgence à notre chère sœur. Si, par hasard, nous n’occupions que le milieu entre les êtres les plus parfaits et les êtres les plus imparfaits, en regardant avec mépris ceux que la nature a placés au bas de la grande échelle, n’accorderions-nous pas le même droit à ceux qu’elle a placés au premier échelon, et qui sont autant au-dessus de nous que les objets de notre dédain sont au-dessous ? Dans une machine où tout est lié, comme il n’y a rien d’inutile, pas même le gros ventre, le gros appétit et les fréquents besoins de Mme Gillet, s’il y a quelque chose d’indifférent et d’abject, c’est une suite de notre ignorance. Quelquefois je m’amuse à attacher tous ces objets sur une toile et à m’en faire un spectacle. Je ne saurais vous dire combien l’imbécillité, l’impertinence, la sottise, les airs de la coquette, les pirouettes du petit-maître, etc., etc., m’amusent sous ce coup d’œil.

Cette jalousie d’ami à ami, de sœur à sœur, de mère à fille, de fille à mère, me passe ; je n’y entends rien. Si je connaissais quelque être au monde qui pût, en m’éclipsant à vos yeux, contribuer infiniment mieux que moi ta votre bonheur, quel mérite plus grand me resterait-il à ambitionner, après celui d’être ce qu’il serait, sinon de vous le procurer ? S’il n’est pas en moi d’être le mieux qu’il est possible pour vous, faut-il que je me prive de l’avantage de vous présenter ce mieux, si je le connais ailleurs ? Voilà des raisons que l’amour n’entend pas ; mais je ne conçois pas que l’amitié puisse s’y refuser.

Mlle Clairon joua mal à la première représentation de Tancrède. Ses fanatiques même en conviennent ; mais ils disent qu’elle s’est bien corrigée dans les suivantes. Je n’en sais rien. Nous nous aimons tous de toutes nos forces. Il y a bien peu de gens à qui nous ne nous préférions ; il n’y a personne au monde avec qui nous voulussions changer de sort. M. Vialet est comme les autres qui laissent un peu moins percer leur impertinence. Vous êtes à peu près contente de mes lettres, surtout des endroits où je vous dis que je vous aime ; tant mieux, je ne m’intéresse qu’à ceux-ci ; et comment seraient-ils mal ? Le modèle d’après lequel je peins est si bien ! Tous nos portraits de la Chevrette ont réussi, excepté celui de Mme d’Épinay. M. Grimm prend cet accident comme un autre. Je vous ai dit que nous avions été peints et dessinés ; je lui ai demandé une copie des deux dessins, et je les aurai. Les dix lignes où vous me dites qu’il n’y a rien dans vos lettres valent mieux que toutes les miennes ; si je vous avais dit les choses que j’y lis, et que j’eusse eu le bonheur de vous les persuader de moi comme je les crois de vous, je n’aurais plus qu’un souhait à faire : c’est que le temps et ma conduite vous entretinssent à jamais dans cette douce opinion. Le bonheur ou le malheur de votre vie est entre mes mains, dites-vous ? Ce n’est pas comme cela ; le bonheur de votre vie est entre mes mains ; le bonheur de la mienne est entre les vôtres ; c’est un dépôt réciproque confié à d’honnêtes gens. Uranie ne veut donc pas croire que je la haïsse ; absolument elle ne le veut pas. J’en ai pourtant bien des raisons, et, quand il n’y aurait que celle de m’humilier souvent aux yeux de la personne que j’aime, c’en serait bien assez pour me faire croire. Pardonnez ! qu’avez-vous dit là ? Elle n’a pas vu ce mot, j’en suis sûr. Je serais trop fier qu’elle se fût avouée coupable. M. Gaschon a été faire sa cour à Mme de Solignac. M. de Prisye ira. Que j’y aille aussi ! ma foi je n’en ai ni le temps, ni la volonté, ni le courage. Quoi qu’en dise Mme de Solignac, il est sûr que je n’ai jamais eu l’honneur de la voir.

Si cependant la maladie durait, si mon voyage était renvoyé à la semaine prochaine, par exemple, je ne répondrais de rien. Je n’aime point les occasions de balbutier, et balbutie toujours de timidité la première fois que je vois, et puis tout se réduit alors à des phrases d’usage dont on se paye réciproquement. Je n’ai pas un sou de cette monnaie. Adieu, ma tendre amie. Je ne vous recommande plus votre santé ; il y a quelqu’un à présent qui en aura soin pour vous. Il y avait avec ma dernière lettre un papier d’agriculture pour madame votre mère ; le lui avez-vous remis ? Adieu, encore une fois ; mon dévouement et mon respect à madame votre mère. Dites à Mme le Gendre…, dites-lui que vous m’aimez à la folie, et vous verrez que ce petit mensonge la fera pâlir… Et je ne la haïrais pas !… Hélas ! non…