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Lettres à Sophie Volland/52

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 4-21).


LI


À Paris, le 6 novembre 1760.


La belle journée que celle de la Toussaint ! En profitâtes-vous ? À huit heures du matin, étiez-vous habillées ? aviez-vous mis vos chaperons et pris vos bâtons ? Je suis sûr que non. Vous dormiez, paresseuses que vous êtes, et je dormais aussi, paresseux que je suis. J’entendis frapper à ma porte : c’était l’Écossais. Il entre, ouvre mes rideaux, et dit : « Allons, debout ; c’est sur les lieux hauts que le soleil est beau à voir. M. Marchais sera de la partie. » Ce M. Marchais est un jeune marin dont je vous ai déjà parlé. Chemin faisant, je lui demandai quel âge il avait. « Trente ans, me dit-il. — Trente ans ! repris-je avec étonnement. Vous en paraissez au moins quarante-cinq. Qu’est-ce qui vous a vieilli si vite ? — La mer et la fatigue. » Ah ! chère amie, quelle peinture ils me firent de la vie de la mer ! La peau se ride et se noircit, les lèvres se sèchent, les muscles s’élèvent et se raidissent ; en moins de trois ou quatre voyages, on ressemble très-bien à un Triton, tels qu’on les peint aux Gobelins. On ne mange que du pain dur et des viandes salées. Souvent on manque d’eau, et puis des tempêtes qui vous tiennent vingt-quatre heures de suite entre la mort et la vie. Il est impossible que vous vous fassiez une juste image d’un équipage après une tempête. À ce propos, l’Écossais nous dit : « Imaginez que nos voiles étaient déchirées, nos mâts rompus, nos matelots épuisés de fatigue, le vaisseau sans gouvernail, abandonné aux flots, le vent nous portant avec fureur droit contre des rochers ; douze autres et moi assis en silence dans la chambre du capitaine, la tête baissée, les bras croisés, les yeux fermés, en attendant à chaque minute le naufrage et la mort. On est bien vieux quand on a passé une entière journée dans ces transes-là. Ce fut un matelot ivre qui nous sauva. Il y avait à fond de cale une vieille voile, pourrie et criblée de trous ; il alla la chercher, et la tendit comme il put. Les voiles neuves, qui recevaient toute la masse du vent, avaient été déchirées comme du papier. Celle-ci, en arrêtant et en laissant échapper une partie, résista, et conduisit le bâtiment. Il rasa le pied de rochers terribles, mais il n’y toucha pas… » On ne profite de rien ; pourquoi n’aurait-on pas des voiles percées pour les gros temps ?

Nous gagnâmes le haut de la côte au milieu de cette tempête, et nous nous trouvâmes à la hauteur de Chennevières, où nous dirigeâmes notre course, dans le dessein d’embrasser les petits enfants, mais ils étaient encore dans leurs berceaux. Nous nous contentâmes de lever leur couverture et de les regarder : c’est un spectacle qui touche. Après avoir cajolé un peu la nourrice, que Raphaël aurait prise pour un modèle de la Vierge, à ce que disait Marmontel, la première fois qu’il la vit, et l’avoir un peu dédommagée de nos mauvaises plaisanteries par nos largesses, nous traversâmes la plaine de Champigny à Ormesson-d’Amboile, et nous regagnâmes le Grandval, où nous trouvâmes le baron de Dieskau, qui avait saisi ce jour de beau temps pour s’acquitter, avec Mme d’Aine et le Baron, de la promesse qu’il leur avait faite de les venir voir. Ce fut une reconnaissance entre lui et le jeune Marchais. Ils s’étaient connus à Québec.

Je crois vous avoir déjà parlé du baron de Dieskau. Si vous lisiez les gazettes, vous y auriez trouvé son nom avec un éloge. Il commandait, il y a quatre ou cinq ans, aux environs de Québec et de Montréal, une poignée de Français et de Canadiens ; il fut attaqué par un corps considérable d’Anglais et de sauvages iroquois. L’inégalité du nombre ne l’effraya point, il tint ferme ; tous ses gens furent taillés en pièces ; il demeura, lui, étendu sur le champ de bataille, balafré en plusieurs endroits, et une jambe rompue. Il en eût été quitte pour cela ; mais après l’action, lorsqu’on dépouillait les morts, une déserteur français, qui lui remarqua quelque signe de vie, au lieu de le secourir, lui lâcha son mousquet dans le bas-ventre, et il en eut la vessie crevée, les parties de la génération endommagées, et il vit avec une jambe trop courte de quatre à cinq pouces, avec un faux urètre pratiqué à la cuisse, par lequel il rend les urines, si vous voulez appeler cela vivre.

Le général ennemi avait eu les côtes cassées. Le joli métier ! On les transporta tous deux dans la même tente. Jamais l’Anglais ne voulut qu’on visitât ses blessures avant qu’on eût pansé celles de son ennemi. Quel moment la bonté naturelle et l’humanité choisissent-elles pour se montrer ! C’est au milieu du sang et du carnage. Je vous en citerais cent exemples.

En voilà un de général à général ; en voulez-vous un de soldat à soldat ? Le voici, comme le baron de Dieskau nous l’a raconté. Deux soldats camarades se trouvèrent l’un à côté de l’autre à une action périlleuse. Le plus jeune, tourmenté du pressentiment qu’il n’en reviendrait pas, marchait de mauvaise grâce ; l’autre lui dit : « Qu’as-tu, l’ami ? Comment, mordieu ! je crois que tu trembles ! — Oui, lui répondit son camarade, je crains que ceci ne tourne mal, et je pense à ma pauvre femme et à mes pauvres enfants. — Remets-toi, répond le vieux caporal ; va, si tu es tué, et que j’en revienne, je te donne ma parole d’honneur que j’épouserai ta femme, et que j’aurai soin de tes enfants. » En effet, le jeune soldat fut tué, et l’autre lui tint parole. C’est un fait certain ; car le baron ne ment pas.

Mais savez-vous ce qui s’est passé au commencement de l’affaire de M. de Castries et du prince héréditaire, sous les murs de Wesel, tout à l’heure ? Ce M. de Castries est l’ami de Grimm ; ainsi je vous laisse à penser combien ce succès, le plus important que les Français aient eu dans toute cette guerre, a fait de plaisir à celui-ci. M. de Ségur, qui commandait l’aile gauche, est attaqué dans l’obscurité par le jeune prince. Les deux troupes étaient à bout touchant. M. de Ségur allait être massacré. Le jeune prince l’entend nommer, il vole à son secours. M. de Ségur, qui ne sait rien de cela, l’aperçoit à ses côtés, le reconnaît, et lui crie : « Eh ! mon prince, que faites-vous là ? mes grenadiers, qui sont à vingt pas, vont faire feu. — Monsieur, lui répond le jeune prince, j’ai entendu votre nom, et je suis accouru pour empêcher ces gens-là de vous massacrer. » Tandis qu’ils se parlaient, les deux troupes entre lesquelles ils étaient font feu en même temps. M. de Ségur en est quitte pour deux coups de sabre, et il reste prisonnier du jeune prince, qui cependant a été obligé de se retirer, et deux jours après de lever le siège de Wesel. Ne serez-vous pas étonnée de la générosité de ces deux hommes, dont l’un ne voit que le péril de l’autre, et qui s’oublient si bien que c’est un prodige qu’ils n’aient pas été tués au même moment ? On avait raconté ce fait à Grimm ; il ne le croyait guère, mais il lui a été confirmé par Mme de Ségur même, qu’il trouva, il y a quelques jours, chez Mme Geoffrin. Ainsi point de doute encore sur celui-ci.

Non, chère amie, la nature ne nous a pas faits méchants ; c’est la mauvaise éducation, le mauvais exemple, la mauvaise législation qui nous corrompent. Si c’est là une erreur, du moins je suis bien aise de la trouver au fond de mon cœur, et je serais bien fâché que l’expérience ou la réflexion me détrompât jamais ; que deviendrais-je ? Il faudrait, ou vivre seul, ou se croire sans cesse entouré de méchants ; ni l’un ni l’autre ne me convient.

Le procédé généreux du général anglais, celui des deux soldats, celui de M. de Ségur et du jeune prince héréditaire, s’amenèrent l’un par l’autre. On demanda lequel des deux, de M. de Ségur et du prince héréditaire, s’était montré le plus généreux. Belle question à discuter entre Uranie et sa sœur ! Le baron de Dieskau, continuant toujours son récit, dit qu’à peine le général Johnson et lui avaient été pansés que les chefs des sauvages iroquois entrèrent dans leur tente. Il y eut entre eux et Johnson une conversation fort vive. Le baron de Dieskau, qui ignorait la langue iroquoise, n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais il voyait aux gestes qu’il s’agissait de lui, et que les sauvages demandaient à l’Anglais quelque chose qu’il leur refusait. Les sauvages se retirèrent mécontents, et le baron de Dieskau demanda à Johnson ce que les sauvages voulaient. « By God ! lui répondit Johnson, ce qu’ils veulent ! venger sur vous la mort de trois ou quatre de leurs chefs, qui ont été écharpés dans l’action, vous avoir, vous brûler, vous fumer et vous manger. Mais ne craignez rien, cela ne sera pas. Ils menacent de me quitter, ils peuvent faire pis ; mais ou vous vivrez, ou ils nous égorgeront tous deux. »

Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, les sauvages rentrèrent ; la contestation recommença, mais avec moins de chaleur ; peu à peu les sauvages s’apaisèrent. Avant de se retirer, ils s’approchèrent du baron, lui tendirent la main, et la paix fut faite. Mais ils n’étaient pas hors de la tente, que le général Johnson dit au baron : « Mon ami, si vous vous croyez en sûreté, vous avez tort ; malgré vos blessures, il faut sortir d’ici, et vous porter à la ville. » En même temps on entrelace quelques branches d’arbre, on l’étend dessus, et on le porte à la ville, au milieu de quarante soldats qui l’escortent. Le lendemain les sauvages, instruits de cette évasion, vont à la ville, s’introduisent dans la maison où il était soigné ; ils avaient leurs poignards cachés sous leurs vêtements ; ils fondent sur lui, et ils l’auraient égorgé, s’il n’avait promptement été secouru. Il y eut seulement deux ou trois blessures d’ajoutées à celles qu’il avait déjà.

Eh bien ! me direz-vous, où est la bonté naturelle ? Qui est-ce qui a corrompu ces Iroquois ? Qui est-ce qui leur a inspiré la vengeance et la trahison ? Les dieux, mon amie, les dieux ; la vengeance est chez ces malheureux une vertu religieuse. Ils croient que le Grand-Esprit, qui habite derrière une montagne qui n’est pas trop loin de Québec, les attend après leur mort, qu’il les jugera, et qu’il estimera leur mérite par le nombre de chevelures qu’ils lui apporteront. Ainsi, lorsque vous voyez un Iroquois étendre un ennemi d’un coup de massue, se pencher sur lui, tirer son couteau, lui fendre la peau du front, et lui arracher avec les dents la peau de la tête, c’est pour plaire à son Dieu. Il n’y a pas une seule contrée, il n’y a pas un seul peuple où l’ordre de Dieu n’ait consacré quelque crime.

Les Canadiens disent que les montagnards écossais sont les sauvages de l’Europe. Vous voyez bien qu’il faut lire tout ceci comme une conversation.

« Cela est assez vrai, dit le père Hoop, nos montagnards sont nus, ils sont braves et vindicatifs ; lorsqu’ils mangent en troupe, sur la fin du repas, où les têtes sont échauffées par le vin, et où les vieilles querelles se rappellent et les propos deviennent injurieux, savez-vous comme ils se contiennent ? Ils tirent tous leurs poignards et les plantent sur la table, à côté de leurs verres. Voilà la réponse au premier mot injurieux. »

Le prétendant, dont les Anglais ont mis la tête à prix, qu’ils ont chassé, pendant plusieurs mois, de montagne en montagne, comme on force une bête féroce, a trouvé la sûreté dans les cavernes de ces malheureux montagnards, qui auraient pu passer de la plus profonde misère à l’opulence en le livrant, et qui n’y pensèrent seulement pas ; autre preuve de la bonté naturelle.

Il n’est pas nécessaire de vous avertir que je suis toujours notre conversation, vous vous en apercevez bien. Le père Hoop avait un ami à la bataille qui se donna entre les montagnards écossais, commandés par le prétendant, et les Anglais. Cet ami était parmi ceux-ci ; il reçoit un coup de sabre qui lui abat une main ; il y avait une bague de diamant à l’un de ses doigts : le montagnard voit quelque chose qui reluit à terre, il se baisse, il met la main coupée dans sa poche, et continue de se battre. Ces hommes connaissent donc le prix de l’or et de l’argent, et s’ils ne livrèrent pas le prétendant, c’est qu’ils ne voulaient point d’or à ce prix.

Vous voyez, mon amie, que nous faisions très-bien les honneurs de la maison à ceux qui nous visitaient. Nous avions un militaire, et nous l’avons fait parler guerre, tout son bien aise. Nous avons appris de lui des choses que nous ne savions pas ; nous avons été polis ; ce qui vaut beaucoup mieux que de lui avoir répété celles que nous savions, et qu’il pouvait ignorer.

Le baron de Dieskau a servi longtemps sous le maréchal de Saxe. Il avait coutume de passer l’automne avec lui au Piple, maison voisine du Grandval, qui appartient maintenant à Mme de La Bourdonnaye. Cette femme y passe toute l’année, seule avec son amant ; vous ajouterez en vous-même : Que lui faut-il de plus ?

Il nous parla beaucoup du maréchal, de ses occupations, de ses amours, de ses campagnes, des actions périlleuses auxquelles il avait eu part, des nations qu’il avait parcourues, etc., etc.

Ah ! mon amie ! quelle différence entre lire l’histoire et entendre l’homme ! Les choses intéressent bien autrement. D’où vient cet intérêt ? Est-ce du rôle de celui qui raconte, ou du rôle de celui qui écoute ? Serait-ce que nous serions flattés de la préférence du sort qui nous adresse à celui à qui tant de choses extraordinaires sont arrivées, et de l’avantage que nous avons sur les autres par le degré de certitude que nous acquérons, et par celui que nous serons en droit d’exiger, lorsque nous redirons à notre tour ? On est bien fier, quand on raconte, de pouvoir ajouter : Celui à qui cela est arrivé, je l’ai vu ; c’est de lui-même que je tiens la chose. Il n’y a qu’un cran au-dessus de celui-là, ce serait de pouvoir dire : J’ai vu la chose arriver, et j’y étais. Encore ne sais-je s’il ne vaut pas mieux quelquefois appuyer son récit de l’autorité immédiate d’un personnage important que de son propre témoignage, si un homme n’est pas plus croyable quand il dit : Je tiens la chose du maréchal de Turenne, ou du maréchal de Saxe, que s’il disait : Je l’ai vue. Quoiqu’il puisse aussi facilement mentir sur un de ces points que sur l’autre, il me semble que du moins il nous trouve plus disposés à recevoir pour vrai un de ces mensonges que l’autre. Dans le premier cas, il faut qu’il y ait deux menteurs, et il n’en faut qu’un dans le second ; et entre les deux menteurs, il y a un personnage bien important. D’ailleurs tout le monde peut avoir le livre que je lis, mais non converser avec le héros. Il n’y a point de vanité à avoir un livre, mais il y a de la vanité à avoir approché, à avoir conversé avec un grand homme.

On nous mortifie donc beaucoup, quand nous citons, et qu’on ne nous croit pas ?… Sans doute. Demandez-le à Mlle Boileau. Premièrement, on conteste nos connaissances, et on ne raconte souvent que pour citer ce qu’on connaît. Secondement, on nous accuse d’imbécillité ou d’imposture, si nous voulons persuader aux autres ce que nous ne croyons pas ; d’imbécillité, si nous sommes de bonne foi, et que nous croyions vraiment une chose absurde. Et puis, vaut-il mieux être menteur qu’imbécile ? On peut se corriger du mensonge, mais non de l’imbécillité. On ne ment plus guère, quand on s’est départi de la prétention d’occuper les autres. Ô le beau marivaudage que voilà ! Si je voulais suivre mes idées, on aurait plus tôt fini le tour du monde à cloche-pied que je n’en aurais vu le bout. Cependant le monde a environ neuf mille lieues de tour, et..... Et que neuf mille diables emportent Marivaux et tous ses insipides sectateurs tels que moi !

Le baron de Dieskau a toute la peine imaginable de se lever de son fauteuil, et il lui eût été plus aisé, il y a dix ans, d’aller sous la ligne ou sous le pôle, qu’il ne lui serait facile aujourd’hui d’aller au bout d’une de nos allées. Nous lui avons fait compagnie tout le jour. J’ai joué aux échecs avec lui. Il a joué au passe-dix avec le Baron. Hier, il a fait la martingale avec nous.

Nous nous sommes couchés de bonne heure. Le ciel nous promettait un beau lendemain ; et voilà le vent qui s’élève, les étoiles qui disparaissent, un déluge qui tombe, et les arbres qui nous garantissent à l’occident, frappés les uns contre les autres, de faire un fracas terrible, et nous de nous renfermer et de nous presser autour du foyer. Nous avons passé le dimanche comme nous avons pu.

Le baron de Dieskau nous a quittés sur les cinq heures. Nous nous sommes tous mis en bonnet de nuit et en déshabillé, avec la permission des femmes, qui ont arrangé que nous souperions debout dans le salon, en faveur de notre Baron qui est indisposé, et, en attendant, nous avons repris notre causerie. J’ai cru que de ma vie je ne vous reparlerais des Chinois, et m’y voilà revenu ; mais c’est la faute du père Hoop ; prenez-vous-en à lui, si je vous ennuie.

Il nous a raconté qu’un de leurs souverains était engagé dans une guerre avec les Tartares qui sont au nord de la Chine. La saison était rigoureuse. Le général chinois écrivit à l’empereur que les soldats souffraient beaucoup du froid. Pour toute réponse, l’empereur lui envoya sa pelisse, avec ce mot : « Dites de ma part à vos braves soldats que je voudrais en avoir une pour chacun d’eux. »

Le père Hoop a remarqué que les Chinois sont les seuls peuples de la terre qui aient eu beaucoup plus de bons rois et de bons ministres que de mauvais. « Eh ! père Hoop, pourquoi cela ? a demandé une voix qui venait du fond du salon. — C’est que les enfants de l’empereur y sont bien élevés, et qu’il n’est presque jamais arrivé qu’un mauvais prince soit mort dans son lit. — Comment ! lui dis-je, le peuple juge donc si un prince est bon ou mauvais ? — Sans doute, et il ne s’y trompe pas plus que des enfants sur le compte de leur père ou de leur tuteur. À la Chine, un bon prince est celui qui se conforme aux lois ; un mauvais prince est celui qui les enfreint. La loi est sur le trône. Le prince est sous la loi, et au-dessus de ses sujets. C’est le premier sujet de la loi. »

Le père Hoop a raconté que les mandarins disaient un jour à un empereur : « Seigneur, le peuple est dans la misère, il faut aller à son secours. — Allez, dit l’empereur ; il faut y courir comme à une inondation ou à un incendie. — Il faudra proportionner les secours aux besoins. — J’y consens, pourvu que l’examen ne prenne pas trop de temps, et ne soit pas trop scrupuleux. Surtout qu’on ne craigne pas que la libéralité excède mes intentions. »

Il dit qu’un autre empereur assiégeait Nankin. Cette ville contient plusieurs millions d’habitants. Les habitants s’étaient défendus avec une valeur inouïe ; cependant ils étaient sur le point d’être emportés d’assaut. L’empereur s’aperçut, à la chaleur et à l’indignation des officiers et des soldats, qu’il ne serait point en son pouvoir d’empêcher un massacre épouvantable. Le souci le saisit. Les officiers le pressent de les conduire à la tranchée ; il ne sait quel parti prendre ; il feint de tomber malade ; il se renferme dans sa tente. Il était aimé ; la tristesse se répand dans le camp. Les opérations du siège sont suspendues. On fait de tous côtés des vœux pour la santé de l’empereur. On le consulte lui-même. » Mes amis, dit-il à ses généraux, ma santé est entre vos mains ; voyez si vous voulez que je vive. — Si nous le voulons ! Seigneur, parlez, dites vite ce qu’il faut que nous fassions. Nous voilà tous prêts à mourir. — Il ne s’agit pas de mourir, mais de me jurer une chose beaucoup plus facile. — Nous le jurons. — Eh bien ! ajouta-t-il en se levant brusquement, et tirant son cimeterre, me voilà guéri. Marchons contre les rebelles, escaladons les murs, entrons dans leur ville ; mais que, la ville prise, il ne soit pas versé une goutte de sang. Voilà ce que vous m’avez juré et ce que j’exige », et ce qui fut fait.

L’Y-Wang-Ti (c’est toujours le père Hoop qui parle) a fait bâtir la grande muraille qui sépare la Chine de la Tartarie, qui a six cents lieues de circuit, trois mille tours, trente pieds de haut, quinze d’épais ; qui laisse entrer et sortir des fleuves sous des rochers, qui traverse un bras de mer, qui passe par des marais de plusieurs lieues. L’Y-Wang-Ti l’a fait construire en cinq ans. C’est le même qui a donné les lois les plus sages de l’univers, qui a délivré de la tyrannie des princes du sang la nation qui leur avait toujours été asservie ; jusqu’à ses enfants qu’il réduisit à la condition de simples sujets..... Eh bien ! ce prince fit brûler tous les livres, et défendit, sous peine de mort, d’en conserver d’autres que d’agriculture, d’architecture et de médecine. Si Rousseau avait connu ce trait historique, le beau parti qu’il en eût tiré ! Comme il eût fait valoir les raisons de l’empereur chinois !

L’Y-Wang-Ti disait que, dans un État où il y avait des gens qu’on appelle gens à talents, les gens de bien n’étaient que les seconds..... ; que partout où il y avait plus de gloire à penser qu’à faire, le nombre de ceux qu’on appelle penseurs devait toujours aller en augmentant, et avec eux le nombre des oisifs, des orgueilleux, des inutiles et des fainéants..... ; que ces jaseurs consacrant par des éloges absurdes les anciennes constitutions, ils liaient les mains du prince qui ne pouvait rien innover sans révolter la nation, quoiqu’il n’y eût pas une loi qui, au bout de cinquante ans, ne devînt un abus..... ; que les productions de l’esprit sont froides et maussades lorsque le génie n’est pas l’organe des passions, et qu’alors elles sont dangereuses. Le beau texte que voilà ! Vous devriez m’aimer à la folie.

Que dirent de cette logique de l’Y-Wang-Ti les gens du conseil du coffre de fer, qui étaient tous lettrés ?..... Qu’il raisonnait comme un barbare.

Je vous fais grâce de toutes les réflexions qui furent amenées par ces traits historiques, vous les referez toutes et beaucoup d’autres.

Le Baron, qui est malade, en dépit de la médecine qui s’est emparée de lui, trouva fort mauvais que l’Y-Wang-Ti eût épargné les livres de médecine. Il disait qu’on ne connaissait pas le corps humain, qu’on ne connaissait pas les fonctions des parties, qu’on ne connaissait point la nature des substances qu’on donne en remèdes, qu’on ne connaissait rien, et qu’il ne comprenait pas comment on pouvait faire une science de tant de choses ignorées et inconnues.

Je lui répondis à la façon de l’abbé Galiani… Des Espagnols abordèrent un jour dans une contrée du Nouveau-Monde où les habitants grossiers ignoraient encore l’usage du feu. C’était en hiver. Ils dirent aux habitants qu’avec du bois et une autre chose ils imiteraient le soleil et allumeraient sur terre du feu comme celui qui luisait au soleil. « Vous connaissez donc ce que c’est que le bois, dirent les habitants de la contrée aux Espagnols ? — Non. — Vous connaissez donc le feu qui luit au soleil ? — Non. — Vous connaissez donc au moins comment le feu prend au bois ? — Non. — Et quand vous avez allumé le feu, sans doute que vous savez l’éteindre ? — Oui. — Et avec quoi ? — Avec l’eau. — Et vous savez donc ce que c’est que l’eau ? — Non. — Et vous savez donc comment le feu est éteint par l’eau ? — Non. » Les habitants de la contrée se mirent à rire, et tournèrent le dos aux Espagnols, qui allumèrent du feu qu’ils ne connaissaient pas, avec du bois qu’ils ne connaissaient pas, sans savoir comment le feu consumait le bois, et ensuite, avec de l’eau qu’ils ne connaissaient pas, ils éteignirent le feu qu’ils ne connaissaient pas sans savoir comment l’eau éteignait le feu.

Sur la fin de notre conversation, lorsque nous étions sur le point de nous retirer, je demandai au Baron s’il ne comptait pas dans la semaine faire un tour à Paris. Il me répondit que non. « En ce cas, lui dis-je, je profiterai du carrosse de Mme d’Aine, qui ramène demain ces messieurs. » Il y consentit, et me voilà de retour, sur le quai des Miramionnes, pour empêcher vos lettres d’aller au Grandval, où elles étaient déjà !

Nous avons eu le soir, Damilaville et moi, le plaisir de nous embrasser, et il a été doux. C’était le lundi. Le mardi matin, nous avons eu, Grimm et moi, le plaisir de nous embrasser, et il a été très-doux. Nous avons dîné ensemble. Je lui ai demandé des nouvelles de la santé de Mme d’Épinay.

À propos de Pouf, de Thisbé et de Taupin, nouveau personnage important dont vous n’avez point encore entendu parler, je vous ferais de bons contes, si j’en avais le loisir. Taupin est le chien du meunier ; ah ! ma bonne amie, respectez Taupin, s’il vous plaît. Je croyais savoir aimer, Taupin m’a appris que je n’y entendais rien, et j’en suis bien humilié. Vous vous croyez peut-être aimée ; Taupin, si vous l’aviez vu, vous aurait donné quelque souci sur ce point. Il a pris un goût de préférence pour Thisbé. Or, imaginez que, par le temps qu’il faisait, tous les jours il venait à la porte s’étendre dans le sable mouillé, le nez penché sur ses deux pattes, les yeux attachés vers nos fenêtres. tenant ferme dans son poste incommode, malgré la pluie qui tombait à seaux, le vent qui agitait ses oreilles, oubliant le boire, le manger, la maison, son maître, sa maîtresse, et gémissant, soupirant pour Thisbé, depuis le matin jusqu’au soir. Je soupçonne, il est vrai, qu’il y a un peu de luxure dans le fait de Taupin ; mais Mme d’Aine prétend qu’il est impossible d’analyser les sentiments les plus délicats, sans y découvrir un peu de saloperie. Ah ! chère amie, les noms étranges qu’on donne à la tendresse ! Je n’oserais vous les redire. Si la nature les entendait, elle leur donnerait à tous des croquignoles.

Mme d’Holbach prétend que Saurin et la dame de la Chevrette nous jouent, qu’ils nous mentent, en nous disant la vérité.

Me voilà donc installé rue Taranne pour jusqu’à l’automne prochain. Jeanneton est hors d’affaire. Sa maîtresse continuera encore quelques jours le vin de quinquina. Angélique a le cou libre, de l’appétit, de la gaieté, mais, sur le soir, un peu de fièvre. Elles se purgeront toutes, les unes après les autres, à commencer de demain ; c’est l’enfant qui débutera.

Je crois bien que Racine vous fait grand plaisir : c’est peut-être le plus grand poëte qui ait jamais existé, chère amie. Gardez-vous bien d’attaquer le caractère d’Iphigénie. Sa résignation est un enthousiasme de quelques heures. Le caractère est poétique, et partout un peu plus grand que nature : si le poëte l’eût introduite dans un poëme épique, où cet épisode eût été de plusieurs jours, vous l’auriez vue agitée de tous les mouvements que vous exigez ; elle en éprouve bien quelques-uns, mais toujours tempérés par la douceur, le respect, la soumission, l’obéissance ; toutes vos objections se réduisent à ceci : Iphigénie et moi sont deux. Le caractère d’Iphigénie était facile à peindre, celui d’Achille et celui d’Ulysse faciles, celui de Clytemnestre plus facile encore ; mais celui d’Agamemnon, dont vous ne me dites rien, comment n’y avez-vous pas pensé ? Un père immole sa fille par ambition, et il ne faut pas qu’il soit odieux. Quel problème à résoudre ! Voyez tout ce que le poëte a fait pour cela. Agamemnon a appelé sa fille en Aulide ; voilà la seule faute qu’il ait commise, et c’est avant que la pièce commence. Il est agité de remords, il se lève pendant la nuit ; il veut l’empêcher d’arriver en Aulide ; il n’y réussit pas, il se désespère de son arrivée, ce sont les dieux qui le trompent. Par qui fait-on plaider auprès de lui la cause de sa fille ? Par un amant furieux qui la gâte par ses menaces, par une mère furieuse qui veut subjuguer son époux ; on abandonne, au milieu de cela, ce père irrité au plus adroit fripon de la Grèce. Cependant il est sur le point de ravir sa fille au couteau, lorsque Ériphile dénonce sa faute aux Grecs et à Calchas qui la demandent à grands cris, et puis il y a dix ans que les Grecs sont devant Troie. Il n’y a pas un chef dans l’armée qui n’ait perdu un père, un fils, un frère, un ami pour l’injure faite aux Atrides. Le sang des Atrides est-il le seul sang précieux de la Grèce ? Tout sentiment d’ambition à part, Agamemnon ne doit-il rien aux dieux, ne doit-il rien aux Grecs ? Que de circonstances accumulées pour pallier l’erreur d’un moment ! Le secret de cette boîte-là vous a échappé.

Un peu de repos aura rendu la santé à vos dames. Si j’osais, je leur donnerais le conseil que Circé donne à Ascitte : Si seorsim à fratre unà nocte dormieris.

Je sais bon gré à l’abbé Marin de vous amuser. Et l’abbé Blanc ne s’en mêle-t-il point ? Je ne m’attendais guère à faire le rôle d’un père de l’Église et à être cité en chaire.

Que cette mère est à plaindre ! oui, d’avoir la tête aussi mal faite. (Vous devinez bien l’à-propos de cela.) Qu’elle soit juste dans la dispensation de ses sentiments, et elle sera heureuse, et nous serions heureux aussi. Mais votre abbé Marin traite la grande affaire assez lestement, ce me semble ; il y a bien plus de force et de mérite à lui qu’à un autre. Quelle raison pour croire tout cela vrai que de l’avoir prêché toute sa vie ! Quoi donc ? vous voudriez qu’ils se fussent égosillés pour une sottise, et qu’ils en convinssent ! Cela ne se peut. C’est comme les voyageurs qui ont fait deux mille lieues ; et ce sera pour des choses communes ? Va-t’en voir s’ils viennent…..

Cela n’est guère poli. Pardon, mon amie. Vous voilà donc encore absente pour un mois ; je ne vous avais accordé que jusqu’à la Saint-Martin, et je n’aime pas que vous dérangiez mon calcul. Il faut que je prenne patience sur nouveaux frais.

En vérité, on est bien mal avec ceux qui ressemblent à Morphyse ; ce sont perpétuellement des ruses, des réticences, des mystères, des secrets, des méfiances, et puis l’habitude de la duplicité et de la dissimulation se prend, la franchise s’évanouit. Il est étonnant que cela n’ait pas pris davantage sur vos jeunes âmes, et qu’on n’ait pas fait de vous deux bohémiennes.

Vous n’avez point vu le nain de la dame D..... parmi les autres ? C’est qu’elle n’y était pas ; est-ce que vous avez oublié qu’elle est à couteau tiré avec la vieille fée, sa voisine ; elle n’était pas à la Chevrette. L’indisposition de sa mère la retenait à Paris, tandis que l’ami était au Grandval ; Pouf n’est pour rien là dedans. On m’a bien recommandé de me taire sur Pouf, j’ai promis et tenu parole.

Ne vous attendrissez pas trop sur la dame aux bras velus ; il lui est arrivé ce qui arrivera à celles qui, sans dignité dans le caractère, sans respect pour elles-mêmes, ne tiendront pas loin ces animaux insolents qu’on appelle jeunes gens. Auparavant mon fils[1] la prenait à bras-le-corps, la tirait sur ses genoux, lui maniait les bras, mesurait sa taille fine entre ses mains, et elle disait en minaudant : Allons donc, finissez donc ! que vous êtes enfant ! Et mon fils a fini par lui éplucher les bras à table, en présence de vingt personnes.

Vous ne m’avez rien dit des propos de M. Le Roy ; ils étaient pourtant bien gais et bien originaux.

Eh bien ! vous êtes donc sûre que M. de Prisye ne s’y trompe pas ? Mais, puisque vous avez pensé que cette phrase pourrait me paraître singulière, pourquoi n’avez-vous pas pensé qu’elle pourrait lui paraître aussi singulière qu’à moi ? Pourquoi l’avoir laissée ? Si vous me trompiez, s’il trompait Mlle Boileau, si vous étiez deux scélérats, ma foi, comme M. Orgon, je ne croirais plus aux gens de bien. Il faut que je consulte Mlle Boileau là-dessus. Nous verrons ce qu’elle en dira ; sauf à vous faire, à vous et à lui, un petit secret de sa décision. Si nous nous en mêlons une fois, soyez sûre que nous saurons bien aussi vous faire des phrases singulières, et que nous serons bien assez traîtres pour vous en demander votre avis.

Je vous prie, mon amie, plus de comparaison entre Grimm et moi. Je me console de sa supériorité en la reconnaissant. Je suis vain de la victoire que je remporte sur mon amour-propre, et il ne faut pas m’ôter ce pauvre petit avantage-là.

Pourquoi la louange embarrasse-t-elle ? C’est qu’il est contre la justice qu’on se doit de la refuser, puisqu’on la mérite, et contre la modestie qu’on exige de l’accepter, puisqu’alors ce serait se réunir aux autres pour se préconiser. On est décontenancé, comme il faut toujours qu’on le soit, lorsqu’il faut répondre, et qu’on ne saurait dire ni oui ni non. Je souhaite pour moi que ce soit là votre solution.

Vous voilà donc rappelée à Paris par M. de Fourmont. Ce cérémonial-là, de se rendre le maître chez vous, à neuf heures, pour vous entretenir de ce que votre sœur savait déjà, est encore d’un ridicule que je ne saurais trop louer, tant il est parfait. Que ne vous parlait-elle d’amitié en présence de Mme Le Gendre ? Où était l’inconvénient de cette intimité ? Jusqu’à quand serez-vous étrangère dans votre famille ? Et le rôle d’Iphigénie vous étonne ; et vous ne voyez pas que le vôtre est plus dur ! Agamemnon n’immola sa fille qu’une fois, et Morphyse immole la sienne dix fois par jour. Il est plus facile de souffrir une grande peine que de souffrir toute sa vie de petites mortifications qui se succèdent sans fin.

Revenez donc ; revenez voir en personne la tendresse que vous n’avez fait que lire ; elle vous attend.

Non, Damilaville ne décachette point. Aussi celle adressée à M. Duval a-t-elle fait le voyage du Granval avec les vôtres. On la lui a portée ce matin ; il a répondu sur-le-champ, et cette réponse est partie contre-signée.

Arrivez donc, gros Fourmont. Tâchez donc d’accélérer votre lourde allure, et ramenez-moi ma Sophie.

Jusqu’à présent, j’ai écrit comme si Uranie devait me lire. Peut-être y avez-vous un peu perdu ; mais j’ai voulu épargner à votre délicatesse le petit déplaisir de sauter des lignes, et de celer quelque chose à celle qu’on porte au fond de son cœur. Il me semble que cela me coûterait, à moi, et je vous mets souvent à ma place.

Quand vous vous séparerez de votre chère sœur, dites-lui de ma part, et du ton le plus touché que vous pourrez : « Chère sœur, nous nous reverrons tous les trois, nous nous reverrons ».

Vous aurez lundi des nouvelles de M. de Saint-Gény. Damilaville a dû en demander aujourd’hui.

À propos, quatre-vingts livres de café, soixante pour vous et vingt pour moi, à trente-sept sous la livre. La modicité du prix m’a rendu la qualité suspecte. Voilà une phrase cadencée qui pue l’Académie. Si vous voulez en sentir tout le ridicule, dites-la du ton gascon dont M. Mairan disait à Rendu, son valet de chambre, de le tirer d’une mare d’eau : Rendu, sauvez-moi de ce déluge, d’une façon quelconque. Je suis un furieux bavard, n’est-ce pas, mon amie ? Mais nous l’avons essayé, Grimm et moi, et nous l’avons trouvé bon. Demandez à madame votre mère si elle en veut toujours. Ce traître Damilaville en a quatre-vingts livres, de Marseille, dont il ne céderait pas un grain. Ferai-je mieux que lui ? Oh ! ma foi, je n’en sais rien.

Vous me direz apparemment ce que M. Duval aura chanté. À M. Duval, rue des Vieux-Augustins, etc. Quelle diable d’adresse est-ce là ? Cela m’a un peu brouillé.

Mais est-ce qu’Uranie ne daignera pas prendre la plume un jour, et mettre un petit mot de sa main à la fin d’une de vos lettres ? Un petit mot doux pour celui qui fait tout pour lui marquer son respect, lui inspirer une haute idée d’elle-même, celle qu’il en a, et mériter un peu son estime.

Je ne sais pas ce qu’il y avait dans ma dernière lettre, sur le vice et sur la vertu d’assez passable, pour que vous ayez osé en faire part à madame votre mère. De quoi s’agissait-il ? Je mets si peu de prétention à ce que je vous écris que, d’un courrier à l’autre, la seule chose qui m’en reste, c’est que j’ai voulu vous rendre compte de tous les instants d’une vie qui vous appartient, et vous faire lire au fond d’un cœur où vous régnez.

Adieu, ma tendre amie. Voilà encore un petit volume. Si j’en avais eu le temps, j’y aurais mis une épître dédicatoire. Il arriva avant-hier, chez Damilaville, une petite aventure qui prouve que rien ne gagne comme l’exemple de la bonté.

Un habile garçon, qui s’appelle Desmarets, devait être envoyé en Sibérie pour y faire des observations ; il n’ira pas. On lui préfère un sot appelé l’abbé Chappe[2]. Desmarets, Tillet, et un jeune conseiller au Parlement, qui avaient dîné chez Gaudet, montèrent, le soir, chez Damilaville, où j’étais. Je connaissais Desmarets et Tillet ; on se salue, on s’embrasse, et je dis à Desmarets : « Que faites-vous ici ? je vous croyais à grelotter au Kamtchatka, dans un trou de quelque Jakut. » Vous entendez sa réponse : « Je suis fâché, pour le progrès des sciences, qu’un autre fasse le voyage. » Il ajouta qu’il avait préparé un grand nombre d’expériences qu’assurément l’abbé Chappe ne fera pas. « Avez-vous un mémoire bien détaillé de toutes ces expériences ? — Tout prêt. — Savez-vous ce qu’il faut en faire ? Le porter à l’abbé Chappe. Parce que vous ne pouvez pas faire le bien par vous-même, ne devez-vous pas contribuer de toutes vos forces pour qu’il soit fait par un autre ? » Tout le monde fut de mon avis.

Je ne pourrais soutenir cette pensée qu’un homme a eu cet avantage sur moi..... Cet homme est un homme de bien, du moins je dois le supposer. Il vous est dévoué, âme et corps, il ne vit que pour vous, il étudie toutes vos volontés. C’est vous qui faites son bonheur, sa peine, son repos, ses alarmes ; son sort est attaché au vôtre. Il ferait le tour du monde pour vous aller chercher un fétu qui vous plairait ; et, lorsque vous lui accordez la seule récompense qu’il se promette, et qu’il s’efforce de mériter, vous appelez cela accorder de l’avantage sur soi. Est-ce là l’expression ? Je m’en rapporte à vous-même, qui avez l’esprit juste. En toute autre circonstance, il me semble qu’on dirait : c’est retour, c’est équité. Les coquettes laissent prendre de l’avantage sur elles ; les femmes galantes et à tempérament aussi ; les folles, les étourdies, et, en un mot, toutes celles qui ne mettent aucun prix honnête à leurs faveurs, et qu’on possède sans les avoir méritées. Mais il n’en est pas ainsi des autres.

Vous souvenez-vous d’un trait que je vous ai raconté d’un de mes amis[3] ? Il aimait depuis longtemps ; il croyait avoir mérité quelque récompense, et la sollicitait, comme elle doit l’être, vivement. On le refusait sans en apporter de raisons….. il s’avisa de dire : « C’est que vous ne m’aimez pas » Cette femme aimait éperdument. « C’est que je ne vous aime pas ! répondit-elle en fondant en larmes. Levez-vous (il était à ses genoux), donnez-moi la main » ; il se lève, il lui donne la main, elle le conduit vers un canapé, elle s’assied, se couvre les yeux de ses mains sous lesquelles les larmes coulaient toujours, et lui dit : « Eh bien ! monsieur, soyez heureux. » Vous vous doutez bien qu’il ne le fut pas. Non ce jour-là ; mais un autre qu’il était à côté d’elle, qu’il la regardait avec des yeux remplis d’amour et de tendresse, et qu’il ne lui demandait rien, elle jeta ses deux bras autour de son cou, sa bouche alla doucement se coller sur la sienne, et il fut heureux.

Il y a une lettre de vous chez Damilaville. Je cours bien vite la chercher. Adieu, adieu.

De Saint-Gény se porte à merveille. C’est un garçon de bien, très-aimé, très-considéré. On rend justice à ses talents ; mais il n’a ni zèle ni activité. On lui reproche de l’indolence et de la paresse. Il faudrait que madame votre mère et la sienne le secouassent de temps en temps. Je vous réponds toujours de la protection de M. Damilaville pour lui, parce que M. Damilaville a de l’amitié pour moi, et qu’il sait l’intérêt que je prends à M. de Saint-Gény, et à tout ce qui vous tient par le fil le plus léger.

Mes très-humbles respects à madame votre mère.



  1. Voir t. XVIII, page 516.
  2. Diderot partageait les préjuges de ses contemporains contre ce savant, à qui l’on peut reprocher des observations légèrement faites ou inutiles, mais qui n’en mourut pas moins victime de son amour pour la science, dans un voyage en Californie, le 1er août 1769. Grimm s’est égayé (Corr. litt., mars 1769) sur le compte de l’abbé et des estampes de Moreau le Jeune qui ornent la première édition de son Voyage en Sibérie fait en 1761. (Debure, 1768, 3 vol. gr. in-4 et atlas.) L’Antidote contre un mauvais livre, etc., etc., dont il a été question dans une note des Lettres à Falconet, a été écrit sous l’inspiration de Catherine et peut-être revu par le sculpteur. M. Taschereau renvoie aussi à une brochure : Lettre d’un style franc et loyal à l’auteur du Journal encyclopédique. 1771, in-12, que nous n’avons pu rencontrer.
  3. C’est l’aventure de Margency et de Mme de Verdelin, racontée par Mme d’Épinay. Mémoires, 2e partie, chap. VI.