Lettres à Sophie Volland/53
LII
Voyez l’attention de M. Damilaville. C’est aujourd’hui dimanche. Il a été forcé de sortir de son bureau. Il ne doutait pas que je ne vinsse ce soir ; car je ne manque jamais quand j’espère une lettre de vous. Il a laissé la clef avec deux bougies sur une table, et entre les deux bougies, la petite lettre de vous avec un billet de lui bien honnête. Je vous ai lue et relue ; je suis seul et je vais vous répondre.
Je suis bien fâché que madame votre mère soit indisposée. Il n’y a qu’un jour à son compte, quoiqu’il y ait bien du temps au nôtre, qu’elle est à la campagne. Ce sont d’abord les mauvais temps qui l’ont empêchée d’en jouir ; et, quand les mauvais temps vont cesser, car enfin ils vont cesser, s’ils ne doivent pas durer toujours, voilà un rhumatisme qui la tient courbée sur les tisons. Comment se fait-il qu’elle ait de la gaieté, et avec vous ? Hier, je disais, avec Damilaville, que quand j’étais las de voir aller les choses contre mon gré, il me prenait des bouffées de résignation. Alors la douleur des hypocondres se détend, la bile accumulée coule doucement : le sort ne me laisserait pas une chemise au dos, que peut-être j’en plaisanterais. Je conçois qu’il y a des hommes assez heureusement nés pour être, par tempérament et constamment, ce que je suis seulement par intervalle, de réflexion, et par secousses ; témoin l’auteur de Zaïde, ce petit abbé de La Marre qui n’avait pas un sou, qui se portait mal, qui n’avait ni habit, ni pain, ni souliers ;
Sa culotte, attachée avec une ficelle.
Laissait voir, par cent trous, un cul plus noir qu’icelle.
Eh bien ! le soir, sur les onze heures, lorsque tout le monde dormait, il contrefaisait, avec une pipe à fumer, les cris d’un enfant exposé ; et le matin, sur le point du jour, il mettait en train de chanter tous les coqs du voisinage. Au sein de l’indigence, il était plus heureux que nous[1]. Votre mère a pris son parti. Elle aura de la bonne humeur jusqu’à demain. Cette espèce de philosophie éphémère ne dure pas davantage.
On parle donc de retour ! On remue donc les malles ! Le courrier prochain m’apprendra peut-être votre départ. Ne vous attendre que pour les derniers jours du mois, je ne saurais. Vous m’avez mis en train d’espérer. S’il nous est permis d’aller au-devant de vous, vous nous le direz apparemment. Au reste, ne faites rien là-dessus de votre mouvement. Si l’on nous rencontre sur la route, qu’on s’y attende, et qu’on l’ait à gré. Oui, ce fut un terrible jour que celui que vous rappelez. Mais vous aviez de la santé, on pouvait se flatter que vous supportiez la fatigue du voyage ; on ne craignait pas que vous restassiez mourante dans une auberge ou sur un grand chemin. Il vint un jour, et ce jour était la veille même de votre départ, où j’avais toutes ces alarmes. On vous croyait assez de force pour faire soixante lieues en poste, dans une voiture très-dure, dans la saison la plus fatigante, et vous étiez dans votre lit, et vous ne pouviez vous tenir debout, et vous n’auriez pas fait pour toute chose au monde le tour de votre chambre, et vous ne pouviez parler. Mais laissons cela ; ma bile se remuerait trop violemment ; je ne m’en porterais pas mieux, je n’en serais pas plus content, et de celle qui vous entraînait, et de celle qui se portait à sa fantaisie, et qui fermait les yeux sur votre état.
Mais qui est-ce qui vous a envoyé la Confession de Voltaire[2] ? Vous ne me le dites pas. À propos de Voltaire, il se plaint à Grimm très-amèrement de mon silence. Il dit qu’il est au moins de la politesse de remercier son avocat[3]. Et qui diable l’a prié de plaider ma cause ? Il a, dit-il, ressenti la plus vive douleur, chère amie ; on ne saurait arracher un cheveu à cet homme, sans lui faire jeter les hauts cris. À soixante ans passés, il est auteur, et auteur célèbre, et il n’est pas encore fait à la peine. Il ne s’y fera jamais. L’avenir ne le corrigera point. Il espérera le bonheur jusqu’au moment où la vie lui échappera.
Non, je ne sais pas qui est l’auteur de la Confession. Oui, je suis dans la grande ville, et si je n’avais pas eu cent fois plus de force qu’Adam le jour que la pomme fatale lui fut présentée, je serais parti pour la Chevrette ; j’y étais appelé par un billet doux, et par un billet très-doux ; car il y en avait deux.
L’enfant, à qui la mauvaise santé ne peut ôter ni la sérénité ni la sensibilité, me jeta ses petits bras autour du cou, et m’embrassa, en disant : « C’est mon papa, c’est mon petit papa. » Je passai dans mon cabinet où je trouvai une pile de lettres. Je les lus. On servit, et nous nous mîmes à table.
Mes collègues n’ont presque rien fait. Je ne sais plus quand je sortirai de cette galère. Si j’en crois le chevalier de Jaucourt, son projet est de m’y tenir encore un an. Cet homme est depuis six à sept ans au centre de six à sept secrétaires, lisant, dictant, travaillant treize à quatorze heures par jour, et cette position-là ne l’a pas encore ennuyé.
Je n’ai rien outré à la peinture de la maladie du père Hoop. Il a été sur le point de secouer le fardeau. Quand je lui demandai ce qu’il estimait le plus de la vie, il me répondit : « Premièrement de n’y être pas, secondement de se bien porter ; vous voyez combien je suis chanceux ; j’y suis et je me porte mal. » À vous parler vrai, je ne compte pas qu’il finisse naturellement.
Vous auriez fait une belle chose sans les contre-seings. Les endroits de mes lettres où je vous dis que je vous aime sont ceux qui vous plaisent le plus ; c’est, dites-vous, la seule chose qu’il y ait dans les vôtres, c’est-à-dire qu’elles sont pour moi partout comme les miennes dans les ligues qui vous en paraissent excellentes. Ne suis-je pas bien à plaindre ? Mes lettres sont variées, et les vôtres le seront, et plus agréablement encore que les miennes, quand vous pourrez vous résoudre, comme moi, à m’envoyer vos conversations d’Isle. Vous verrez que ce que vous, Mme Le Gendre et madame votre mère direz sur un sujet ou de goût, ou de caractère, ou d’affaire, ou d’histoire, ou de morale, ne vaudra pas mieux que les boutades de l’Écossais, que les folies de Mme d’Aine, que l’originalité du Baron, et que mon marivaudage, car je marivaude, Marivaux sans le savoir, et moi le sachant.
Je n’ai point encore fait de feu. Tant que celui de nature me suffira, je me passerai de l’autre.
Cette sobriété d’un jour n’a pas duré davantage. Damilaville ne l’a pas voulu. Nous dînâmes hier ensemble depuis deux heures et demie jusqu’à neuf heures du soir. À neuf heures sonnantes nous prenions le plus délicieux café du monde. Oh ! la bonne chose pour la santé qu’une débauche de bon vin !
Mon ami est l’homme le plus inabordable. Il a un froid, un sec, un renfermé qui déconcerte la première fois ; à la centième comme à la première, quand cela lui convient.
Le nom de Pouf vous fait rire, vous paraît bien imaginé. Le petit animal tout rond, gros comme le poing, ressemble parfaitement à son nom.
Je n’entends rien non plus à la ligne où il s’agit de fête et de messe, sinon que quelquefois je vous commence la veille une lettre que je continue le lendemain, comme si c’était le même jour. Voilà la clef d’une infinité d’autres endroits.
Oui, il ne tiendra qu’à Uranie d’aimer sa fille à la folie. Je crois en avoir le secret, mais ce sera pour une autre fois. Bonsoir, mes bonnes amies ; si vous aimiez autant que moi, et que vous le sentissiez comme je fais dans ce moment, vous seriez trop heureuses. Je prends votre main, je la mets dans la sienne, et je les serre toutes deux.
- ↑ Dans les notes si curieuses du libraire Prault sur quelques littérateurs de son temps, notes publiées par M. Rathery (Bulletin du bibliophile, 1850, p. 866), on trouve celle-ci sur l’abbé de La Marre, que Mme Quinault avait surnommé Croque-Chenille : « Il avait de l’esprit, du feu et de la vivacité ; d’ailleurs crapuleux ; sans reproche, je l’ai une fois habillé de pied en cape et lui ai donné soixante-douze livres pour se faire guérir de la v..... On n’a de lui qu’un petit recueil de poésies. Il a fait aussi l’opéra de Zaïde, mis en musique par Royer. » — L’abbé de La Marre, nommé commissaire aux fourrages pendant la campagne de 1741, se jeta par la fenêtre, à Egra, dans un accès de fièvre chaude.
- ↑ Diderot veut parler ici de la Relation de la maladie, de la confession et de la fin de M. de Voltaire et de ce qui s’ensuivit, par moi Joseph Dubois (Sélis). Genève, 1761 (1760), in-12 ; sorte de contre-partie du pamphlet de Voltaire ayant pour titre : Relation de la maladie, de la confession, de la mort et de l’apparition du jésuite Bertier, suivie de la Relation du Voyage de frère Garassise, neveu du père Garasse, successeur du frère Bertier, et de ce qui s’ensuit en attendant ce qui s’ensuivra. Genève, 1760, in-12.
- ↑ Cette lettre de Voltaire ne se trouve pas dans sa Correspondance.