Lettres à Sophie Volland/61

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 54-58).


LX


À Paris, le 28 septembre 1761.


Depuis plus de huit jours, je n’avais pas entendu parler de vous, et, ne faisant pas grand fonds sur votre santé, je craignais que ces occupations domestiques, qui se renouvellent sans cesse, ne l’eussent encore dérangée. Comment ! vous ne pourrez jamais vous rappeler que vous n’êtes qu’un tissu de chènevottes, et qu’une huitaine de complaisances, aussi mal entendues de la part de celle qui les a que de celle qui les accorde, peut vous briser sans ressource ?

Mme d’Épinay, dont vous m’avez tant de fois demandé des nouvelles, se porte assez bien. Elle me souhaite plus à la Chevrette qu’elle ne m’y attend, et elle a raison. Grimm me paraît en user bien avec elle ; leur vie de campagne est tout à fait douce ; ils ont peu de monde, et ils font de longues promenades.....

Allons, mes amies, courage ! Détruisez, purgez le monde de tous les êtres malfaisants. Je vois que vous vous êtes arrogé la toute-puissance et la souveraine justice. Pourriez-vous me dire si Morphyse vit encore ? Rassurez-moi sur tous vos parents et tous vos amis ; rassurez-moi sur vous-mêmes. Au premier mécontentement, au premier malentendu, celle qui gagnera l’autre de vitesse restera toute seule jusqu’au moment où, se rappelant le meurtre de tant de gens sur lesquels elle n’avait aucun droit, qu’elle a jugés sur une action, dont elle a prévenu le repentir, elle exerce l’acte de destructeur sur elle-même, monstre plus hideux qu’aucun de ceux qu’elle aurait anéantis. Voici ce que c’est. Vous trouvez que le monde va mal ; vous vous mettez à la place de celui qui l’a fait et qui le gouverne, et vous réparez ses sottises..... Vous jugez les actions des hommes ! vous ! Vous instituez des châtiments et des récompenses entre des choses qui n’ont aucun rapport ; vous prononcez sur la bonté et sur la malice des êtres : vous avez lu sans doute au fond des cœurs ? Vous connaissez toute l’impétuosité des passions, vous avez tout pesé dans vos balances éternelles… Êtes-vous bien sûres l’une et l’autre de n’avoir pas commis quelques actions injustes, que vous vous êtes pardonnées, parce que l’objet en était frivole, mais qui marquaient au fond plus de malice qu’un crime inspiré par la misère ou par la fureur ?… Je vous prie, mes amies, de vous défaire incessamment de votre charge de lieutenant-criminel de l’univers. Les magistrats, assistés de l’expérience, des lois, des conventions qui les contraignent quelquefois, et les autorisent à juger contre le témoignage de leur conscience, tremblent encore quand ils ont à prononcer sur le sort d’un accusé. Et depuis quand a-t-il été permis à un autre être qu’à Dieu d’être en même temps le juge et le délateur ?

C’est que ce Lovelace est d’une figure charmante, qui vous plaît comme à tout le monde, et que vous en avez dans l’esprit une image qui vous séduit ; c’est qu’il a de l’élévation dans l’âme, de l’éducation, des connaissances, tous les talents agréables, de la légèreté, de la force, du courage ; c’est qu’il n’y a rien de vil dans sa scélératesse ; c’est qu’il vous est impossible de le mépriser ; c’est que vous préférez mourir Lovelace, de la main du capitaine Morden, que vivre Solmes ; c’est qu’à tout prendre, nous aimons mieux un être moitié bon, moitié mauvais qu’un être indifférent. Nous espérons de notre bonheur ou de notre adresse d’esquiver à sa malice, et de profiter, dans l’occasion, de sa bonté. Croyez-vous que quelqu’un sous le ciel eût osé impunément faire souffrir à Clarisse la centième partie des injures que Lovelace lui fait ? C’est quelque chose qu’un persécuteur qui, en même temps qu’il nous tourmente, nous protège contre tout ce qui nous environne et nous menace. Et puis, c’est que vous avez un pressentiment que cet homme, qui s’est endurci pour une autre, se serait adouci pour vous.

La première question n’est pas de savoir si l’homicide est un bien ou un mal ; c’est ce qui est bien ou mal qui mérite punition ou récompense, grâce ou peine de mort ; si celui que vous détruisez de votre autorité n’eût pas fait plus de bien au monde par une seule action, qu’il n’a jamais pu y faire de désordres. C’est que vous décidez de plusieurs choses très-obscures. Qui est-ce qui vous a dit qu’il fût permis d’ôter la vie à qui que ce soit au monde, à moins qu’on en veuille à la nôtre ?… S’il est permis de tuer pour un vol, il n’y a rien pour quoi on ne puisse tuer : on tuera pour une épingle. Si l’homicide ordonné par les lois n’était pas une convention à laquelle nous avons tous souscrit, je ne sais comment on pourrait le justifier. À quoi servent les lois, si vous vous mettez à leur place, et si vous sévissez pour des crimes inconnus ? Qui est-ce qui vous justifiera aux yeux des hommes ? J’ai bien peur que votre solution ne vous embarrasse que parce que vous avez fait entrer dans le problème des conditions impossibles. Restez dans la nature ; ne sortez pas de votre condition ; supposez l’ordre nécessaire, et vous verrez que tous vos fantômes s’évanouiront si le crime est inconnu, et que rien ne justifie votre châtiment ; ne voyez-vous pas que celui qui s’arroge le même despotisme que vous peut sévir contre vous, sans blesser ni l’humanité, ni la justice, ni sa conscience, ni les lois ? Appuyez sur cette réflexion, que sans mission, sans caractère, vous jugez de toute la vie d’un homme sur quelques instants. Hélas ! ce malheureux que vous anéantissez pour une action, qui vous a dit qu’il n’en a pas par-devers lui plusieurs pour lesquelles vous le ressusciteriez, mieux connu de vous ? Ne vous êtes vous assise sur le tribunal que pour exterminer ? — Vous laissez en sûreté les gens de bien. — Mais ce n’est pas de ceux-là qu’il s’agit, c’est de la foule, qui est alternativement bonne ou mauvaise. Faites d’abord le triage de leur mérite et de leur démérite, et puis après vous prononcerez.

Votre migraine était une indigestion. Mais à, quoi sert donc que vous ayez la sagesse à côté de vous, si vous faites tout ce qu’il vous plaît ? Uranie, Uranie, vous oubliez votre devoir, et c’est à vous que je m’en prendrai. Ici je lui disais : Je ne veux pas que vous mangiez davantage, et elle m’obéissait. L’amitié serait-elle moins attentive ou moins absolue que l’amour ?

Savez-vous comment je me suis vengé de Grimm ? D’abord il a lu le volume sur les tableaux, et il l’a trouvé rempli d’idées fines et très-agréables. Pendant qu’il le lisait, je lui faisais deux autres morceaux, que je viens de lui envoyer, l’un sur les probabilités des événements, l’autre sur les avantages ou les désavantages de l’inoculation, sujets de deux mémoires que d’Alembert vient de publier avec d’autres opuscules mathématiques[1]. Voilà ce que j’ai fait hier en attendant impatiemment de vos nouvelles ; j’ai lu en même temps un peu d’histoire. Je ne suis plus surpris de l’impression que l’histoire fait sur le Baron ; elle a produit le même effet sur moi. Il n’y a pas un homme de bien sur mille scélérats, et l’homme de bien est presque toujours victime. Vous exterminez, en lisant Clarisse ; moi j’exterminais de mon côté, en lisant les guerres civiles de Naples, sous Henri de Lorraine, duc de Guise. Il n’y avait guère de jour que cet homme vertueux ne fît couper la tête, et pendre par le pied. J’étais bien plus sévère que lui ; combien de têtes et de pieds qu’il épargnait et que je faisais sauter et percer ! En vérité, je crois que le fruit de l’histoire bien lue est d’inspirer la haine, le mépris et la méfiance avec la cruauté.

Voici la suite de l’histoire de Mlle Hus, puisque vous me la demandez. Elle donnait des fêtes à son amant ; Brizard en était toujours ; un certain mauvais comédien appelé Dauberval avait tenté inutilement d’en être ; il était à Passy lors de l’aventure en question. On l’ignorait encore à Paris, lorsqu’il y revint ; la première chose qu’il fait, c’est d’aller chez Brizard et de lui dire : « Camarade, vous ne savez pas ? Mlle Hus vient de donner une fête charmante à M. Bertin ; tous les amis secrets en étaient : pourquoi pas vous ? Est-ce que vous êtes brouillés ? » À ce propos il ajoute tous ceux qui pouvaient engager Brizard à se plaindre à Mlle Hus. Ce qui arriva. Le lendemain, Brizard s’habille ; il va chez Mlle Hus. Après quelques propos vagues : « Comment vous portez-vous ? Quand retournez-vous à Passy ? » etc. « Mais vous ne parlez pas d’une fête charmante que vous avez donnée hier à M. Bertin ; il n’est bruit que de cela. » À ces mots, Mlle Hus s’imagine que Brizard la persifle ; elle se lève et lui applique deux soufflets. Brizard, fort étonné, lui saisit les mains ; elle crie qu’il est un insolent qui vient l’insulter chez elle. On s’explique et il se trouve que c’est Dauberval qui est un mauvais plaisant, et Mlle Hus une impertinente qui a la main leste.

Je travaille toujours ; ce sont des figures que j’explique. Les libraires ont rougi de leur dureté ; je crois qu’ils m’accorderont pourtant par volume de planches le même honoraire mesquin qu’ils me font par volume de discours ; si je ne m’enrichis pas, au moins je ne m’appauvrirai pas. À propos, ma bibliothèque est comme vendue ; ce sont MM. Palesy, de Farges et un troisième qui la prennent[2].

Mais vous ne m’avez rien dit d’un papier de Voltaire que je vous ai envoyé la dernière fois.

J’ai enfin cette tragédie allemande, et l’agréable, c’est que je ne la tiens pas de M. de Montigny. Je reçois de temps en temps la visite de deux petits Allemands ; ce sont deux enfants tout à fait aimables et bien élevés. Je leur ai témoigné l’envie de connaître cet ouvrage, et ils me l’ont traduit en deux ou trois jours ; je ne sais encore ce que c’est. Il est difficile qu’un ouvrage dont Grimm fait un cas surprenant ait été défiguré au point de ne pas mériter de vous être envoyé… Je vous rendrai si intéressante là-bas que je me susciterai quelque autre rivale qu’Uranie, qui nous coupera l’herbe sous le pied à tous deux. Adieu. Soyez plus sage, et vous vous porterez mieux. Vous souhaiteriez que le moine blanc et Morphyse s’entendissent : vous ne voulez donc pas revoir Paris ?



  1. Voir ces deux morceaux, t. IX, p. 192 et 207.
  2. Ce marché ne se réalisa pas. Ce ne fut qu’on 1765 que Diderot vendit sa bibliothèque à l’impératrice Catherine.