Lettres à Sophie Volland/90

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 161-165).


LXXXIX


Le 1er août 1765.


Dieu soit loué ! en voilà vingt-quatre d’arrivées ; il en reste trois qui vont à vous, sans compter celle-ci.

Je viens donc de mettre dehors de Paris le Baron qui se sépare de sa femme, de ses enfants, de ses amis, pour deux mois. Je vous écris chez Damilaville qui part demain pour Genève. J’ai bien peur que celui-ci ne paye de sa vie quelques plaisirs vagues et peu choisis. C’est bien cher. La journée d’hier fut bien pénible pour un homme qui n’a plus de jambes et qui avait les quatre coins de Paris à faire. J’avais promis au Baron d’aller dîner avec lui la veille de son départ et oublié que Damilaville avait pris le même jour pour dire adieu à ses amis. Celui-ci avait retenu la chambre du suisse du Luxembourg, et tout ordonné ; ainsi, bon gré, mal gré, il a fallu manquer au Baron. Le rendez-vous des convives était dans l’allée des Carmes. Nous étions trois ou quatre assis sur un banc tout voisin de la porte du même nom, lorsque nous entendîmes des cris qui venaient de la cour d’entrée de ces moines. C’était une femme qui était tombée en défaillance au sortir de leur église. Un d’entre nous accourt, il frappe à la porte du couvent ; le portier ouvre : « Mon père, vite une goutte de votre eau de mélisse ; c’est pour une femme qui est là, qui se meurt. » Le moine répond froidement : « Il n’y en a point », et ferme la porte. Là-dessus, mon amie, je vous laisse rêver à votre aise sur les grands effets de l’esprit de religion. Un moine d’un autre ordre était un des nôtres. « Eh bien ! s’écria-t-il douloureusement, voilà comme un portier dur et brutal déshonore toute une maison. — Monsieur, lui répondis-je, ne craignez rien, l’action qui vient de se passer est si atroce, que si quelqu’un d’entre nous s’avise de la raconter, il passera pour un calomniateur. »

Cet autre moine-ci était un galant homme, d’un esprit assez leste et point du tout enfroqué. On parla de l’amour paternel. Je lui dis que c’était une des plus puissantes affections de l’homme. « Un cœur paternel ! repris-je ; non, il n’y a que ceux qui ont été pères qui sachent ce que c’est ; c’est un secret heureusement ignoré, même des enfants. » Puis continuant, j’ajoutai : « Les premières années que je passai à Paris avaient été fort peu réglées ; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon père, sans qu’il fût besoin de la lui exagérer ; cependant la calomnie n’y avait pas manqué. On lui avait dit… Que ne lui avait-on pas dit ? L’occasion d’aller le voir se présenta. Je ne balançai point. Je partis plein de confiance dans sa bonté. Je pensais qu’il me verrait, que je me jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que tout serait oublié. Je pensais juste. » Là je m’arrêtai, et je demandai à mon religieux s’il savait combien il y avait d’ici chez moi. « Soixante lieues, mon père, et s’il y en avait cent, croyez-vous que j’aurais trouvé mon père moins indulgent et moins tendre ? — Au contraire. — Et s’il y en avait eu mille ? — Ah ! comment maltraiter un enfant qui revient de si loin ? — Et s’il avait été dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne ? » En disant ces derniers mots, j’avais les yeux tournés au ciel, et mon religieux, les yeux baissés, méditait sur mon apologue.

Nous dînâmes gaiement. Nous osâmes parler du mal politique, du célibat, sans que notre moine s’en offensât ; il ne défendit pas trop le vice de son état ; il nous proposa seulement de faire grâce aux célibataires que faisait la religion, jusqu’à ce que nous ayons exterminé de la république tous ceux qui l’étaient par esprit de libertinage et de luxe. Nous lui observâmes que ces derniers ne faisaient point de vœux, et que nous aurions de l’indulgence pour les premiers, s’ils voulaient renoncer aux leurs ; qu’il y avait quelque différence entre un mauvais citoyen et un homme qui jurait, au pied des autels, de l’être. Tout cela se passa fort bien.

Vous savez ou vous ignorez que les Bénédictins ont demandé, par une requête présentée au roi, et devenue publique par l’impression, d’être sécularisés[1] ; mais vous ne vous douterez jamais que le ministère ait eu la bêtise de ne pas les prendre au mot. Le fait est vrai pourtant. En faisant un sort honnête à chacun de ces moines, il serait resté des biens immenses qui auraient acquitté une portion des dettes de l’État. Cet exemple aurait encouragé les Carmes, les Augustins à solliciter le défroc ; et sans aucune violence la France, en moins de vingt ans, aurait été délivrée d’une vermine qui la ronge et qui la rongera jusqu’à son extinction. Notre moine remarqua judicieusement qu’il n’y avait rien de plus indécent que de dire, comme les Bénédictins l’avaient dit dans leur requête, qu’ils demandaient à être dépouillés d’un habit avili ; qu’il n’y avait que les mauvaises mœurs qui pussent avilir, et que c’était les avouer.

Après diner, nous nous promenâmes. Chemin faisant, mon moine me demanda pourquoi l’homme semblait oublier son amour-propre au récit d’une bonne action, et d’où venait la joie involontaire et secrète qu’il en ressentait. Je lui répondis que c’est qu’il devenait subitement l’auteur ou l’objet du bienfait ; que toutes les fois que nous ne nous sentions pas capables d’une grande action, nous prenions le parti de montrer que nous en sentions tout le prix, et que, ne pouvant être grands, il ne nous restait que la ressource d’être justes. J’ajoutai qu’il n’était pas vrai que le récit d’une belle action nous fût toujours agréable. Soyez placé entre un homme opulent et dur, et son ami indigent ; racontez quelque trait d’une amitié secourable et bienfaisante, et regardez les visages. On n’aime point une leçon qu’on ne se sent point le courage de suivre.

Sur les six heures du soir, les convives se dispersèrent ; je restai seul avec Damilaville, et à propos des Éloges de Descartes présentés à l’Académie, je fis sur l’éloquence deux réflexions qui lui plurent beaucoup ; l’une, c’est qu’il ne fallait s’occuper à remuer les passions que quand on avait convaincu la raison, et que le pathétique restait sans effet, quand il n’était pas préparé par le syllogisme ; l’autre, c’est qu’après que l’orateur m’avait touché vivement, je ne pouvais pas souffrir qu’il interrompît cette situation douce de mon âme par quelque chose de frappant ; que le pathétique voulait être suivi de quelque chose de faible et vague, qui n’exigeât de ma part aucune contention ; qu’après un mouvement violent, l’orateur épuisé devait avoir besoin de repos, et moi aussi. Cette causerie où je vous mets en tiers nous conduisit jusqu’à huit heures que nous nous séparâmes lui pour aller faire ses malles, moi pour aller embrasser le Baron. J’avais un air soucieux. Il me semblait que je l’aurais été moins si ma vue et mes bras avaient été assez longs pour l’atteindre, l’avertir, le secourir jusqu’au fond de l’Angleterre. Le sort nous menace également partout ; il semble pourtant qu’on le craigne moins dans l’endroit où il ne vous a point fait de mal ; on ne sait pas ce qu’il nous prépare ailleurs. Si je vous voyais d’ici ; si j’avais seulement un miroir magique qui me montrât mon amie dans tous les instants ; si elle se promenait sous mes yeux dans une glace, comme dans les lieux qu’elle habite, il me semble que je serais plus tranquille. Je ne la quitterais guère cette glace ; combien je me lèverais de fois pendant la nuit pour vous aller voir dormir ! combien de fois je vous crierais : « Mon amie, prenez garde, vous vous fatiguez trop ; prenez parce côté-ci, il est plus beau ; le soleil vous fera mal ; vous veillez trop tard, vous lisez trop longtemps ; ne mangez point de cela ; qu’avez-vous ? vous me paraissez triste. » Vous ne m’entendriez pas ; mais lorsque la raison vous aurait conduite à mon gré, je serais aussi content que si vous m’aviez obéi. Il est bien incertain si ma glace ne me causerait pas plus de peine que de plaisir. Il est bien incertain qu’un beau jour je ne la cassasse de dépit ; il est très-sûr qu’après l’avoir cassée j’en ramasserais tous les morceaux. S’il m’arrivait d’y voir quelqu’un vous baiser la main ; si je vous voyais sourire ; si je trouvais que vous m’oubliez trop et trop longtemps ! Non, non, point de cette glace magique, je n’en veux point ; mon imagination nous sert mieux l’un et l’autre.

Il était minuit passé quand je sortis de chez le Baron. J’allai pourtant chez Grimm y chercher la neuvième lettre de mon amie. Un petit comte allemand, qui m’a pris en amitié, nous accompagna et me remit à ma porte à une heure du matin. Je vous ai lue avant que de m’endormir ; aurais-je bien dormi avec une lettre de mon amie fermée sous mon oreiller ? J’ai été voir aujourd’hui d’Alembert, qui s’est fait transporter de chez lui chez M. Watelet. Je l’ai trouvé seul ; notre entrevue a été fort tendre. De là, dîner chez la très-aimable sœur avec La Rue. Nous devions après diner aller voir ensemble les tableaux du Luxembourg ; mais le travail pressé de l’atelier ne l’a pas permis.

Nos conversations continuent d’être charmantes ; nous y parlons sans cesse de la mère, des enfants, des petits-enfants, de tout ce qui nous est le plus cher au monde ; ne manquez pas de le leur dire. Il est arrivé à la chère sœur une grande aventure ; je la saurai demain ; mais, chut. Adieu, adieu.



  1. On lit dans les Mémoires secrets, 13 juillet 1765 : « La Requête des Bénédictins n’a point eu le succès qu’ils s’en promettaient. On n’a vu dans cet ouvrage qu’un désir effréné de secouer le joug, et sans un examen bien réfléchi. M. de Saint-Florentin en a témoigné le mécontentement du roi aux supérieurs dans une lettre qui se voit imprimée à la suite de celle de ces mêmes supérieurs, qui en font part à toutes les communautés. Dom Pernetti, dom Lemaire, qui avaient la plus grande part à cet ouvrage très-bien fait, sont exilés. »

    Cette Requête donna lieu à une foule de facéties. On vit successivement paraître : Requête des hauts et puissants seigneurs les mousquetaires noirs à notre Saint-Père le pape Clément XIV ; — Requête des capucins pour se faire raser, et de leur barbe faire des perruques aux Bénédictins ; — Requête des perruquiers, etc. (T.)