Lettres à Sophie Volland/91

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 165-171).


XC


À Paris, le 18 août 1765.


Vous voyez bien, chère amie, que jusqu’ici je n’ai pas encore répondu un seul mot à aucune de vos lettres. Ce sera ma ressource dans la saison morte, lorsque tous mes amis seront absents et que j’en serai réduit comme vous aux petits événements domestiques.

Cette jeune personne qui faisait bonne ou mauvaise compagnie à M. Gaschon regardait la chère sœur avec un œil envieux et inquiet ; elle ne perdait pas une de ses paroles. Sans autre intelligence entre nous que celle qui naissait de la malice commune et de l’occasion, nous nous faisions un amusement cruel de la tourmenter. Moi, je suis une bonne âme ; nous n’eûmes pas mis le pied hors de l’appartement, que j’eus des remords. Mme Le Gendre la plaignait beaucoup, si son caractère répondait à sa figure, de s’être attachée à un homme aussi léger que M. Gaschon. Nous avons beau être près de nous-mêmes, quelle facilité à nous oublier n’avons-nous pas ! Nous portons de la conduite des autres un jugement sévère, sans nous apercevoir qu’il tombe à plomb sur la nôtre. Le rôle de M. Gaschon est, après tout, bien moins répréhensible que le sien. Gaschon fait des serments, et il croit, en dépit d’une expérience de quarante ans, que le dernier est celui qu’il ne violera pas. Elle, elle appelle les serments ; elle les reçoit, elle en fait peut-être, et le lendemain elle se moque et des serments qu’elle a faits et de ceux qu’elle a reçus.

Cette personne qui devient, par la satire indécente qu’elle hasarde sur Mme Calas, l’objet de sa furie, qui croyez-vous que c’était ? Mlle Boileau. Il est bien singulier qu’avec de l’esprit, du goût, de la finesse, de la sensibilité, de l’âme, de l’honnêteté, du sens, de la raison, du jugement, cette fille n’ait presque que des idées d’emprunt, et que, pouvant dire d’elle-même une infinité de bonnes choses, elle soit perpétuellement l’écho de la sottise qui l’environne. On dirait qu’elle ne sent ni le ridicule des propos qu’elle entend, ni celui des personnes qui les tiennent. C’est comme une éponge prête à recevoir et à rendre indistinctement toutes les liqueurs qu’on lui présente ; elle s’abreuve dans un endroit, et elle va bien vite se faire presser dans un autre. Le projet était de la clique anti-philosophique. La clique philosophique est odieuse aux gens du monde, parce que les gens du monde sont ignorants et frivoles, et qu’un philosophe s’en aperçoit ; qu’ils ne peuvent douter du mépris qu’il doit faire d’eux, et qu’ils ont la conscience qu’ils le méritent. Voilà les gens qui l’entourent et qui la sifflent, ou, pour mieux suivre ma comparaison, qui l’empreignent. Qu’il est essentiel à une femme de s’attacher un homme de sens ! Vous n’êtes pour la plupart que ce qu’il nous plaît que vous soyez ; voilà la raison pour laquelle celles qui sont à beaucoup d’hommes ne sont rien ; leur caractère, ainsi que leur ramage, est fait de pièces et de morceaux. Un homme de goût qui s’amuserait à les étudier restituerait à chacun ce qui lui appartient. L’idée qui leur vient le matin désignerait souvent celui avec qui elles ont passé la nuit. Vous mourez toutes à quinze ans.

Mais laissons La Bruyère, et venons à quelque chose qui nous touche de plus près. Ah ! mon amie, je crains bien que nous ne soyons séparés pour longtemps, et que la maison que vous devez occuper ici ne soit à bâtir. Ici commencerait la prophétie de Denis Diderot de Langres ; mais il attend. Souvenez-vous bien seulement que si la maison s’achète, vous aurez passé près de deux ans en province, dans l’espérance de demeurer toutes ensemble, et que vous n’y demeurerez pas.

Je veux absolument achever, et je crains bien qu’au moment où je vous parle, ce ne soit une affaire faite. Connaissez-vous une maison appartenant à MM. de Noailles, dont la ruine d’un des côtes a entraîné la ruine de l’autre, sise dans la rue Sainte-Anne ou rue de Richelieu ? C’est l’hôtel garni de Suède, rue Sainte-Anne. Eh bien, M. de Prisye avait vu M. de La Vergne ; il venait rendre compte de sa mission qu’il avait fort bien faite ; et l’on a dû dîner aujourd’hui chez M. de La Vergne. C’est un objet de quarante à cinquante mille francs. La façade n’est plus d’aplomb ; un des murs mitoyens a plié, les poutres de la charpente se sont brisées, les plafonds ont fléchi, et le mur opposé s’est incliné sur l’autre. Quand on aura mis là le marteau, et qu’au dégât du marteau se joindra le dégât des fantaisies de l’acquéreur, jugez ce que cela deviendra, et jusqu’où nous voilà renvoyés, surtout si madame votre mère a la prudence de ne pas s’exposer aux mauvais effets d’une maçonnerie toute fraîche.

La chère sœur a beau dire qu’il faut renoncer à cette acquisition, si le prix n’en est pas tout à fait modéré, et s’il n’y a pas de l’espace à loger toute la famille ; l’époux va toujours son train.

Notre ouvrage serait fini, sans une nouvelle bêtise de l’imprimeur qui avait oublié dans un coin une portion du manuscrit.

J’en ai, je crois, pour le reste de la semaine, après laquelle je m’écrierai : Terre ! terre !

J’ai entamé l’affaire d’intérêt, qui se terminera, selon toute apparence, à mon entière satisfaction ; on m’accordera un exemplaire pour un honnête travailleur à qui je l’ai promis. On me cédera quelques livres que je dois. On déchirera un ou deux billets que j’ai signés, et l’on m’accordera quatorze cent vingt-huit livres pour un dernier volume que je n’ai pas cédé ; toutes mes dettes seront acquittées, et je marcherai sur la terre léger comme une plume.

La tranquillité stupide de Le Breton, qui se trouve sur le penchant de la ruine et du déshonneur, me confond. J’ai vu un de ses confrères qui ne dort plus d’un si bon sommeil. Il ignorait la manœuvre de Le Breton[1]. Je la lui ai apprise, et il s’en est expliqué comme moi. Cette conduite lui paraît d’une indignité inouïe. Il l’appelle infâme, injurieuse à ses associés, aux auteurs, à l’éditeur, au public. Il en sent toutes les suites. Il m’a plus remercié du silence que j’ai gardé ; il est plus effrayé de l’éclat qu’il prévoit : il est dans des transes que je ne saurais vous dire. C’est David ; c’est un homme dur, avare, mais juste. La belle scène qu’il prépare à ma brute, à la première assemblée qu’ils auront ! Adieu la tabatière d’or que la bonne vieille d’Houry[2] m’avait promise ! Mais en vérité je voudrais, et pour la tabatière, et pour dix fois autant de louis qu’elle en contiendrait, que le massacre de notre ouvrage n’eût pas été fait. L’homme le plus intéressé au succès de l’entreprise nous fait lui seul plus de mal que nous n’en avons souffert des efforts de tous nos ennemis réunis. N’est-ce pas une aventure à rendre fou ? Il s’est complu pendant quatre ans de suite dans son infamie. Il se levait pendant la nuit pour mettre le feu à ses magasins ; et cela lui paraissait plaisant. Il promène autour de moi sa lourde et pesante figure ; il s’assied, il se lève ; il se rassied, il voudrait parler, il se tait : je ne sais ce qu’il me veut. Serait-ce par hasard de prendre sur moi, auprès des auteurs, son infâme action ? Je le voudrais bien !

Il est impossible de faire ni le mal, ni le bien impunément. On est puni de l’un par les lois, de l’autre par l’envie. Ce projet de souscription si honnête, si bien imaginé, eh bien, ne le voilà-t-il pas arrêté, ou sur le point de l’être[3] ! Il faut convenir que c’est la vengeance la plus cruelle qu’il fût possible de prendre du parlement de Toulouse, le témoignage le plus authentique du mépris que l’on porte à présent à ces opinions religieuses qui ont si souvent étouffé l’humanité dans le cœur de l’homme ; le moyen le plus adroit de désespérer les fauteurs scélérats de ces absurdes et monstrueuses opinions ; le spectacle le plus affligeant pour eux ; la marque la plus évidente des progrès de la raison et des services de la philosophie. La liste des souscripteurs, si elle eût été nombreuse et qu’elle eût renfermé des hommes de tout état, comme il serait arrivé[4] eût présenté le monument le plus honorable de la bienfaisance naturelle. Le ton du projet avec l’épigraphe tirée de Lucrèce, l’affiche la plus hardie tirée du fatalisme, et la satire la plus violente et la plus cachée de leur providence : le moyen que cela pût aller sans bruit ! J’avais tout prévu et tout dit à Grimm, qui s’en est moqué.

J’achève cette lettre, et je cours chez Mme d’Épinay, qui m’appelle pour causer apparemment de ce contre-temps.

Sans la crainte de vous ruiner, je vous aurais envoyé, sous l’enveloppe d’un de mes billets doux de quatre pages, le livre de…

J’ai fait un Avertissement pour les dix volumes de notre ouvrage qui restent à paraître. Je ne sais qu’en dire, c’est peut-être une chose excellente ; c’en est peut-être une médiocre. Je l’ai remis à Grimm qui l’emportera à la campagne, et qui en jugera plus sainement dans le silence de la solitude. Je ne lui conseille pas de me donner de l’ouvrage : j’en suis incapable. L’esprit est abattu, la tête lasse et paresseuse, le corps en piteux état. Il ne me reste de bon que la partie de moi-même dont vous vous êtes emparée. C’est un dépôt où je la trouve si bien que j’ai résolu de l’y laisser toute ma vie. Ne me le conseillez-vous pas ?

À propos, savez-vous bien qu’il ne tient qu’à moi d’être vain ! Il y a ici une Mme Necker, jolie femme et bel esprit, qui raffole de moi : c’est une persécution pour m’avoir chez elle. Suard lui fait sa cour avec une assiduité à tromper M. de … Aussi le pauvre M. de … l’est-il parfaitement, comme vous en jugerez par la mauvaise plaisanterie que je vais vous dire : « Eh bien ! lui disait M. …, quelques jours avant son départ, on ne vous voit plus, tendre grenouille ? — Qu’est-ce que cela signifie, tendre grenouille ? — Eh ! oui, est-ce que vous ne passez pas à présent vos jours et vos nuits à soupirer au Marais. » Mme Necker demeure au Marais. C’est une Genevoise sans fortune, qui a de la beauté, des connaissances et de l’esprit, à qui le banquier Necker vient de donner un très-bel état. On disait : « Croyez-vous qu’une femme qui doit tout à son mari osât lui manquer ? » On répondit : « Rien de plus ingrat dans ce monde ! » Le polisson qui fit cette réponse, c’est moi. Il s’agissait d’une femme : quand il s’agira d’un homme, laissez ma phrase telle qu’elle est ; finissez-la seulement par l’autre monosyllabe, si vous le savez. En effet, il y en a beaucoup des uns et des autres qui n’ont que la mémoire du service présent.

Mon autre aventure de fiacre, la voici : Il pleuvait à seaux ; il était onze heures et demie du soir ; je m’en revenais de la rue des Vieux-Augustins ; mon fiacre descendait la rue des Petits-Champs à toutes jambes ; un cabriolet la remontait encore plus vite ; les deux voitures se heurtent, et voilà le cabriolet jeté dans la porte vitrée du café, et la porte mise en cent mille pièces. Je vous laisse à deviner le reste de cette aventure : les cris mêlés du cafetier, du maître du cabriolet et de mon fiacre ; le cabriolet brisé et à moitié engagé dans la boutique du cafetier ; les chevaux abattus ; le valet à moitié rompu ; et les jurements du fiacre arrêté, et votre serviteur à pied au milieu du déluge. Il aurait été plus de deux heures du matin, quand je serais rentré chez moi, si cela m’avait arrêté. Voilà le pendant de la tempête de Vialet.

M. Le Gendre n’a rien épargné pour m’engager à prendre à côté de madame place dans sa voiture pour Reims ; mais madame m’a avoué ingénument que c’était bien à condition que je n’accepterais pas. Je ne puis supporter ces petites ruses-là. Si je l’avais pris au mot ! Oh ! l’on aurait alors travaillé à rendre la chose impossible ; mais y a-t-il bien de l’ingénuité à Mme Le Gendre ? Je suis devenu d’une méfiance insupportable. L’invitation s’était faite en présence de M… Vous entendez le reste. Cet homme-là me fera un de ces matins quelque tracasserie endiablée. Il est certain qu’il souffre avec une impatience mortelle que je parle si souvent à la chère sœur. Notre intimité le désespère. Il sait tout le cas que je fais de Vialet : il ne doute pas que je n’aie deux moyens de le desservir auprès d’elle : l’un, de lui mettre sans cesse sous les yeux la différence d’un homme sensé et d’un sot ; l’autre de lui rappeler ses premiers engagements. Avec toute sa probité scrupuleuse, c’est un homme à me faire quelque perfidie ; il mentira, il inventera, il parlera, il fera parler ; l’autre est toujours prêt à s’ombrager. Pour Dieu, qu’elle parte bien vite, afin que ma prophétie ne s’accomplisse du moins qu’à son retour ! Il sait toute la platitude qu’il y a à ramener sans cesse ses bonnes œuvres, dont la dernière racontée avait encore pour objet un joli garçon ; il tourne, il se brouille, il s’embarrasse ; on ne sait d’abord où cet amphigouri aboutira, et c’est toujours à sa bienfaisance. Cela pue à infecter ; mais ne lisez rien dans mes lettres sur M… ; il est sûr qu’on en raffole.

Adieu, ma bonne et tendre amie ; portez-vous bien ; faites des vœux pour ma santé et pour la fin de mes affaires. Si votre cœur me souhaite autant que vous êtes désirée du mien, c’est pour le coup que je dirai aussi : Ô ma chère tante ! le joli séjour que celui d’Isle. Mille respects à toutes ces dames.



  1. Voir dans la Correspondance générale la lettre à Le Breton, du 12 novembre 1764.
  2. Mme Le Breton.
  3. Grimm, qui dans sa Correspondance, au 15 avril 1765, annonce le premier projet d’une souscription pour une gravure représentant la famille des Calas, et vendue à leur profit, dit, au 15 août suivant, qu’à peine ce projet fut-il devenu public, on exigea du lieutenant de police de faire suspendre la souscription. « Un des premiers magistrats du royaume a motivé la nécessité de cette suspension par les trois raisons suivantes : 1° parce que M. de Voltaire paraissait être le premier instigateur de cette souscription ; 2° parce que l’estampe était un monument injurieux au Parlement de Toulouse ; 3° parce que ce serait faire du bien à un protestant. » Quelque révoltants que fussent ces motifs, ils prévalurent. La souscription ne put être secondée par la publicité et n’atteignit par conséquent que bien incomplètement le but qu’on s’était proposé. Voltaire souscrivit pour douze exemplaires de la gravure, comme on le voit dans sa lettre à Damilaville, du 19 avril 1765 ; le duc de Choiseul envoya cent louis pour deux, et la duchesse d’Enville cinquante pour un seul. (T.)
  4. La veille du jour que la suspension de la souscription a été ordonnée, André Souhart, maître maçon, arriva chez le notaire : « Est-ce ici, dit-il, qu’on souscrit pour Mme Calas ? Je voudrais avoir quarante mille livres de rente pour les partager avec cette femme malheureuse ; mais je n’ai que mon travail et sept enfants à nourrir ; donnez-moi une souscription : voilà mon écu… » (Grimm, Correspondance littéraire, 15 août 1765).