Lettres à la princesse/Lettre059

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Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 76-78).
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LIX


Ce 16 octobre.
Princesse,

Vous êtes ce que je ne puis dire en bonne grâce et en bonté. Je viens de faire une heureuse en votre nom. Imaginez une petite fille blonde, du temps qu’Eudore[1] était un petit garçon blond ; elle était chez Nodier comme une nièce, et nièce en effet d’une sœur de Nodier. La maison de Nodier, de son vivant, c’était la maison du bon Dieu ; il avait pour maxime quand on lui faisait des représentations sur son laisser-aller à recevoir chez lui et à donner l’hospitalité : « Quand il n’y a rien pour cinq, il y en a toujours assez pour six. » Cette petite fille, Louison, ainsi élevée en demoiselle, a été obligée, à la mort de Nodier, de devenir… religieuse. Elle est restée sept ans au couvent, puis n’a pu y rester davantage… La pauvre Louise est devenue femme du peuple, brocheuse, femme d’un maçon qu’elle a été obligée de quitter pour son inconduite. Elle paraît une brave femme, laborieuse, douce de ton, ayant gardé l’accent franc-comtois. Elle aura l’honneur de vous écrire, Princesse, pour vous remercier ; mais son ouvrage l’empêche de le faire avant dimanche. Grâce à votre don, elle va pouvoir entrer chez Paul Dupont, à Asnières, où l’on gagne un peu plus ; mais M. Dupont exige une avance, et c’est pourquoi ce bienfait lui était nécessaire.

Voilà qu’en levant les yeux, j’aperçois la douce femme (Madame Lenoir)[2], qui me regarde avec ses yeux fins, tendres, riants, et c’est un autre de vos dons, une autre de vos présences réelles dans cette chambre de travail, où je vous vois de toutes parts autour de moi ; mais pas plus qu’en moi, où votre aimable image est une habituelle pensée.

Daignez agréer, Princesse, l’expression de mon respectueux attachement.


  1. M. Eudore Soulié.
  2. Allusion au magnifique cadeau que M. Sainte-Beuve venait de recevoir, et qu’il avait fait placer sous ses yeux en face de sa table de travail : une grande aquarelle, d’après le tableau de Chardin qui est au Louvre, dans la collection Lacaze, et qu’on croit être un portrait de Mme Lenoir, femme du lieutenant de police. Cette aquarelle a été exposée au Salon de l’année suivante (1864).