Lettres à la princesse/Lettre066

La bibliothèque libre.
Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 85-87).

LXVI


Ce jeudi 17.
Princesse,

J’ai oublié, hier, de vous apporter le volume dont M. Rousset m’avait chargé pour Votre Altesse impériale et qui vous est dû à tant de titres. Je répare cet oubli.

Je ne vous ai pas assez remerciée, non plus, de vos attentions et bontés pour Compiègne : j’ai eu pour domestique le plus excellent sujet[1].

Je suis plein de réflexions : savez-vous que ce dernier choix fait à Paris est un des plus envenimés qu’on pût faire[2] ? Je n’en connais pas de pire. Cela prouve que les Français sont capables de toutes les badauderies et bêtises en fait de personnes : qu’est-ce donc s’il s’agit d’idées ! Les journaux leur font tout avaler. Il se fait en ce moment, au mot d’ordre de liberté, un grand courant qui deviendra un tourbillon et une tempête avant peu, de ces tempêtes comme on en a vu dans notre pays de temps à autre. Tout y pousse ; les journaux qui disent qu’ils ne sont pas libres soufflent tous dans le même sens. Que faire ? Je ne suis pas un médecin. Je fais une partie du malade ; je suis un peu effrayé, et j’avertis, je me plains ; voilà tout. Je sens venir l’accès, et j’ai le frisson. Beaucoup sont comme moi.

Je vous prie d’agréer, Princesse, l’expression de mon respectueux attachement.


Il y aura peut-être à rappeler à M. Zeller la reprise pour lundi.


  1. On peut s’apercevoir dans les Nouveaux Lundis, tome VI, qu’il y a une interruption de travail de plus de vingt jours entre le dernier article sur Théophile Gautier et le premier sur Vaugelas. M. Sainte-Beuve avait passé ce temps-là à Compiègne. C’était la première fois qu’il y allait, et il n’y retourna plus.
  2. L’élection de M. Eugène Pelletan, annulée une première fois, puis confirmée de nouveau par le suffrage universel (13 et 14 décembre 1863). — En 1867, la discussion du Sénat sur les Bibliothèques populaires faisait de M. Sainte-Beuve le défenseur de M. Pelletan, qu’il appelait : « Mon ennemi peut-être. » Il reçut en réponse cette belle lettre : « Non, je ne suis pas votre ennemi ; pourquoi le serais-je ? J’ai été votre adversaire quelquefois, je l’avoue, avec une amertume qui a peut-être son excuse dans la tristesse des temps que nous venons de traverser. Mais vous avez vengé devant le Sénat la liberté de pensée avec trop de courage, ai-je besoin d’ajouter avec trop de talent, pour que ce ne soit pas un devoir à tout esprit libéral de vous en témoigner sa reconnaissance. »