Lettres à la princesse/Lettre123

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Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 172-176).

CXXIII


Ce 11 septembre 1865.
Princesse,

Zeller est venu me voir vendredi soir et me c nter le cas, la lettre de Votre Altesse l’aura tout à fait réconforté. Il ne concevait rien à cet éclat subit de l’abbé, d’ordinaire plus doux ou plus insignifiant. — Ce vœu de Mme Ségalas était tout naturel : avoir l’honneur de vous connaître et d’être connu de vous est la récompense de bien des esprits et des cœurs : vous aimez, vous pratiquez les mêmes choses qu’aiment les intelligences et les artistes. Ils visent donc à vous ; vous êtes aimable de vous laisser atteindre.

Le projet de M. Duruy prend corps : cela peut devenir une grande chose. Je suis chargé de demander à Taine de se charger de l’un des rapports. Je ne serais point fâché, Princesse, que cela passât par vous. Il s’agit de lui demander de traiter des rapports de la littérature française et des littératures étrangères, et de l’influence de ces dernières sur la nôtre depuis quinze ans. Un joli chapitre à écrire et où il serait maître. Il serait peut-être temps aussi, en félicitant M. Duruy de sa pensée élevée[1], de causer avec lui des beaux-arts. Il en a parlé à Mérimée, qui est tout naturellement choisi comme sénateur académicien. Mais Mérimée, qui a peu de goût pour les idées générales, voudrait bien se borner à de simples notes. J’ai indiqué comme conseiller utile Viollet-Le-Duc. J’ai nommé Saint-Victor comme l’un des rapporteurs essentiels. Là où il y aurait à décrire et à inventorier, on pourrait trouver un chapitre ou une division pour Théophile Gautier.

Mais enfin, Princesse, pensez tout doucement à en causer un matin avec M. Duruy et à le faire causer sur cette branche qui est le rameau d’or et qui est vôtre.

À mercredi. — Je mets à vos pieds, Princesse, l’hommage de mon tendre et respectueux attachement.


Je vous parlerai mercredi, Princesse, du malheureux auquel j’ai fait allusion dans une lettre précédente.


  1. M. Sainte-Beuve déclina bientôt toute part de collaboration à ce projet, et il en donne ses motifs dans la lettre suivante, adressée à M. Duruy :
    « Ce 9 décembre 1865
     » Monsieur et cher Ministre,

     » Permettez-moi, pourtant, de vous dire que, depuis le jour où vous m’avez fait l’honneur de me parler de ce rapport sur l’état de la littérature depuis quinze ans, la chose a presque totalement changé de point de vue et de face.

     » La première idée que vous m’avez présentée s’était imposée à moi par son étendue, par sa grandeur et je dirai son originalité. Mon esprit y est entré à l’instant, vous avez pu le voir, avec plaisir et même avec zèle.

     » Depuis ce temps, à chaque exposé nouveau qui a été fait

    en public de l’idée modifiée, il m’a été difficile et finalement impossible de la reconnaître, non-seulement dans la forme, mais pour l’esprit.

    » Le beau, le bien, le vrai, est une belle devise et surtout spécieuse. C’est celle de l’Enseignement, celle de M. Cousin dans son fameux livre : ce n’est point la mienne, oserai-je l’avouer ? Si j’avais une devise, ce serait le vrai, le vrai seul ; — et que le beau et le bien s’en tirent ensuite comme ils pourront !

    » Prétendre étudier la littérature actuelle au point de vue de la tradition, c’est l’éliminer presque tout entière. C’est en retrancher l’élément le plus actuel, le plus vital, celui qui lui fera peut-être le plus d’honneur dans l’avenir.

    » Si j’avais un rapport à faire, il me serait impossible, sans me mentir à moi-même, de ne pas contredire une telle idée que j’ai toujours, soit directement, soit indirectement, combattue.

    » Les doctrines philosophiques, dont le rapport doit accompagner celui des Lettres, seront évidemment traitées dans le sens spiritualiste pur, qui est le plus opposé à mes tendances. Il n’y a plus dans la combinaison actuelle le contre-poids de certains noms très-significatifs que j’aurais désirés et que Votre Excellence elle-même avait paru accueillir.

    » Je ne puis vraiment espérer d’enflammer au nom de l’idée

    ainsi totalement modifiée, des hommes du courant comme Champfleury et Monselet, etc.

    » Tout a donc changé d’aspect ; et je ne vois dans la situation que trois hommes très-capables de faire tout à fait bien et en toute conscience un tel rapport.

    » Ce sont — ou M. Nisard, — ou M. Caro, — ou M. Paul Janet.

    » Les auxiliaires, dans cette supposition, pourraient être ou Merlet, ou M. de Mouy, ou M. Claveau, ou Saint-René Taillandier plus considérable. Et ce n’est point par dédain que j’indique ces noms, mais c’est par leur analogie avec l’idée et avec la doctrine qui doit dominer.

    » Quand il n’y avait que des sénateurs rapporteurs, la tâche m’incombait presque inévitablement : je ne pouvais en quelque sorte m’y dérober. Aujourd’hui, en acceptant un travail dont l’esprit m’est presque contraire et dont les éléments, comme je l’entendais, me manqueraient, je semblerais aller au-devant d’une palinodie et d’une contradiction avec moi-même, — aller, sans y être obligé, au-devant d’un écueil.

    » Excusez-moi donc, Monsieur et cher Ministre, si je résigne l’honneur que vous vouliez me faire ; mais plus j’y ai réfléchi, plus l’impossibilité m’est apparue.

    » Veuillez agréer l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués,

    « sainte-beuve. »