Lettres à la princesse/Lettre173

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Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 236-239).

CLXXIII

Ce 31 août 1866.
Princesse,

Comment s’est-il fait, ce grand voyage ? Le Saint-Gothard n’avait-il pas de la neige ? Le lac des Quatre-Cantons était-il dans son beau jour ? Les dix-sept heures que devait durer la dernière traite ont-elles été bien longues ? Je me pose toutes ces questions depuis que vous êtes partie, et, si vous êtes en ce moment un peu assise, vous serez bien aimable de me dire en deux mots comment est la noble et chère colonie. — Ici, rien, moins que rien : je n’ai vu personne, je ne suis allé qu’à mon Académie, qui est déserte. Mérimée, pourtant, y était hier, revenant de Saint-Cloud et partant demain pour Biarritz. Mais tout cela ne me touche pas.

Notre Magny (ce qui me touche davantage) avait lundi dernier ses Goncourt, qui regardaient déjà vers le lac Majeur et qui y sont déjà peut-être ; — Saint-Victor y était aussi ; — ni Mme Sand, enlevée en Normandie chez Dumas fils ; — ni Flaubert, reste encore au Croisset ; mais un Renan gai, vif, éclairé de je ne sais quel rayon du soleil de Grèce depuis qu’il y est allé ; je ne l’ai jamais vu mieux ni plus véritablement aimable. Son saint François d’Assise des Débats[1] le fera absoudre de la princesse Augusta elle-même.

C’est ainsi, Princesse, que je compte traîner jusqu’au retour de Votre Altesse, vivant avec mes livres et mes vieilles gens du temps passé. Il faut bien que tout mouvement poétique, tout éclair d’avenir et toute perspective soient désormais choses éteintes et disparues chez moi pour que ce voyage à votre suite ne m’ait pas même tenté. Il faut se résigner et savoir avant tout ce qu’on est. Mes forces sont ce que je les sens, non ce qu’elles paraissent. J’ai donc dû ne pas même songer à ce qui eût été le rêve et l’enchantement des jours d’autrefois. J’attendrai, pour retrouver quelque chose de ce charme qui est le motif de vivre, que vous soyez revenue et que la douce habitude reprenne son cours. Jusque-là, je végète et je paperasse : c’est en deux mots tout ce que je suis.

Nous aurons des récits au retour. Je me figure que, déjà ou d’ici à peu de jours, quand tous ceux du départ et ceux du rendez-vous seront rassemblés, il y aura de belles soirées sur les terrasses de Belgirate et qu’elles n’auront rien à envier à ce qu’on imagine des Hexaméron et des Décaméron du passé ; qu’il m’en vienne un avant-goût dans un billet de vous, Princesse, et daignez penser et croire que j’y assiste en esprit.

Veuillez agréer l’hommage de mon tendre et respectueux attachement.

Je demande à être rappelé au souvenir du prince et de la princesse Gabrielli et des hôtes heureux et gracieux qui vous possèdent et vous entourent.


  1. L’article de M. Renan avait paru dans le Journal des Débats des 20 et 21 août 1866.