Lettres à sa marraine/18 octobre 1915

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Gallimard (p. 35-37).


18 octobre 1915


Ma chère précieuse qui n’êtes point ridicule, c’est à vos chers « souffrants » que je mets mes hommages en vous priant d’excuser le Trévoux. Je pense bien au demeurant que vous n’êtes pas un vieux bouquin…

Pour ce qui est de mes idéogrammes ils ne ressortissent à aucune formule, mais répondent à d’importantes nécessités poétiques que vous ne comprenez pas encore. La meilleure façon d’être classique et pondéré est d’être de son temps en ne sacrifiant rien de ce que les Anciens ont pu nous apprendre. Envoyez-moi le numéro des « Soirées de Paris » que je n’ai plus bien dans la tête et je vous le renverrai avec des explications qui ne sont point nécessaires, certes, mais que votre esprit révolté accueillera j’espère avec cette bonne grâce qui est la vôtre… Et cependant vous estimez Fantômas en son genre.

Quant au dessin de Zayas qui est intitulé « Guillaume Apollinaire » la couverture vous enseigne que c’est une caricature. Le mot table ne ressemble pas du tout à une table et cependant il vous suggère l’idée d’une table. Comprenez-vous un peu de quelle essence est cette caricature qui ne peut gêner ma femme, puisque je ne suis pas marié ? Je vous remercie d’écrire franchement. Je le fais aussi. Vous le voyez bien, et quant à penser quelque chose de notre correspondance est-ce que le papillon pense à la brûlure quand il se laisse attirer par la flamme ? J’ai pour vous une amitié déjà bien tendre, allez.

J’aime beaucoup votre « Escadrille des rêves », c’est un poème charmant, plein d’images neuves, jolies et tendres et quel vers exquis que Sur le miroir dormant des silences pieux.

J’aime tout autant le poème suivant « Du passé et du rêve » : les deux premières strophes et encore plus la dernière sont tout à fait jolies. Vous êtes vous-même, je crois cette « fille nubile » dont vous parlez. Il y a beaucoup d’émotion dans ces deux pièces. Vous avez beaucoup de talent et très personnel que vous développerez encore. Je n’ai pas à vous dire ce qui ne m’a pas plu parce que rien ne m’a déplu et ce qui est moins délicieux à certains endroits ne me regarde pas… Il est de vous aussi et porte votre marque. Vous avez trop de talent pour qu’on vous corrige et rien n’est à corriger en cela. Voilà, « dixi » et vous pouvez m’en croire. Je suis d’ailleurs content que vous ayez du talent. Notre correspondance peut être ainsi plus libre, plus confiante. Talent jeune, réel, fondé, car vous êtes savante (et non pédante) et très féminine, ma chère amie. Le sonnet « Croix Rouge » a moins d’importance et la pointe hérédiesque, presque héraldique, n’en fait que souligner la banalité. Les poèmes de circonstance sont souvent loin de la poésie et surtout de la vôtre qui est rêve, émotion, sentiment.

Voilà, chère Yves Blanc. Écrivez vite, vous écrivez bien rarement au demeurant et souffrez que je vous gronde. Je n’en ai pas le droit, c’est vrai, aussi pardonnez-moi et obéissez-moi.

G. A.