Lettres à sa marraine/8 octobre 1915

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 30-34).


8 octobre 1915


L’INCONNUE


Ô lueurs soudaines des tirs,
Cette beauté qu’il imagine
Faute d’avoir des souvenirs
Tire de vous son origine,

Car elle n’est rien que l’ardeur
De la bataille violente ;
Et de la terrible lueur
Il s’est fait une muse ardente.

Jeanne, il relit éperdument
Les quatre vers dictés par elle.
Qu’il est brûlant ce talisman
Dont l’ardeur est presque mortelle.

Mon imagination va peut-être vite en effet et je vous remercie de m’avoir prévenu. Toutefois il est peut-être injuste de reprocher une imprudence à un soldat.

D’autre part la mention que vous faites « d’un affreux laideron » me garantit qu’il ne s’agit point de vous. Les « affreux laiderons » ne sont pas au demeurant toujours désagréables et il en est de bien agaçants. En effet, Léonard à qui je n’ai rien demandé ne m’a aucunement renseigné.

Mais je vous remercie, madame et nouvelle amie, de n’avoir point tardé à me répondre.

Je ne vous disputerai point sur Tristan. D’ailleurs la vie des camps m’a fait oublier un grand nombre des choses qui concernent les lettres.

Le talisman a désormais plus de vertu puisqu’à l’ardeur qui lui était propre vous joignez celle de l’amitié. Je vous envoie aujourd’hui un petit poème. Ce prélude de notre amitié poétique vous montrera combien je pense à vous.

Néanmoins notre intimité est encore trop incertaine pour que j’aie trouvé le ton. Il viendra peu à peu.

Je suis brave et j’ai peur de vous
Plus savante que Mirandole
Dictionnaire de Trévoux
Et ceux qui sont sous la Coupole


Songez qu’on m’a armé contre les Boches, gens balourds et nullement contre les grâces légères de votre esprit, puisqu’au moins l’éloignement et l’ignorance où je suis de votre beauté me garantissent contre les blessures qu’elle pourrait faire à mon cœur qui n’aurait qu’à souffrir en silence. Que pourrait votre talisman contre de tels coups si la destinée me les réservait !

J’avoue que je suis bien inquiet sur ce point. J’affronte un danger plus grave à tout prendre que celui de la guerre.

Avouez, grande et brune amie, que j’ai un certain courage. J’attends vos vers avec une grande curiosité. Nul doute que leur lecture me cause un très grand plaisir. Je me réserve de les goûter et de ne les pas juger. Car j’espère bien que ce ne seront pas des conseils que vous me demanderez. Je suis incapable d’en donner, mais je vous promets de jouir pleinement de toute la beauté qu’ils contiennent.

Et, mon amie, je baise une seconde fois votre main.

G. A.