Lettres à une autre inconnue/XXVI

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Michel Lévy frères (p. 129-134).
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XXVI


Cannes, le 12 décembre 1867.


Chère Présidente,


Je suis bien fâché de vous savoir à Rome et surtout pour la cause que vous me dites. Je ne me consolerais jamais d’avoir attrapé une balle pour notre saint-père, si je n’étais sûr d’avoir une garde-malade telle que vous, et, après tout, je trouve votre neveu un heureux mortel. J’espère que vos bons soins remettront bientôt sur pied le cher blessé. Je n’espère pas cependant que vous honoriez notre plage de votre présence.

Nous ne sommes guère amusants cette année. Il y a beaucoup de monde à Cannes et à Nice, mais moins de mouvement et de gaieté, à ce qu’il me semble, qu’à l’ordinaire.

Madame Gustave de Rothschild est venue s’établir dans une horrible villa à côté du gazomètre, et s’y est si prodigieusement ennuyée, qu’au bout de huit jours elle a pris la fuite pour Nice. On nous avait annoncé la visite de Sa Majesté l’impératrice, mais c’était un canard, ou plutôt ç’a été un projet manqué. Pourquoi et comment, c’est ce que je ne saurais dire.

Vous lisez nos débats parlementaires : beaucoup d’éloquence, encore plus de passion et peu d’idées politiques ; mais, en revanche, je ne sais quel vilain souffle révolutionnaire qui donne fort à penser. Que sortira-t-il de cela ? J’en suis en peine. Je suppose que vous tressez des couronnes à M. Thiers. Il a eu certainement un rare courage dans ce temps-ci, celui de rompre ouvertement avec les fous auxquels il s’était associé. On m’écrit aujourd’hui de Paris qu’on pense à de nouvelles élections. Je me demande si le moment sera bien choisi après les dernières discussions et celles qui se préparent.

Laissons la politique et parlons de vous et des vôtres. Et d’abord, Madame votre sœur est-elle mariée ? Veuillez lui faire mes compliments, s’il vous plaît. Il paraît qu’elle n’était pas encore de retour à Paris au commencement de ce mois.

Que faites-vous à Rome quand vos fonctions de sœur de charité vous donnent quelque loisir ? Y a-t-il beaucoup d’étrangers et qu’y font-ils ? Je voudrais savoir tout cela. Je connais la rue que vous habitez et j’y ai demeuré il y a bien longtemps. Je vous y vois par les yeux de l’esprit, et j’aimerais bien à m’y retrouver avec vous et à errer par les rues de Rome, où on trouve à chaque instant quelque chose qui intéresse et sur quoi on aimerait à échanger des idées. Malheureusement, je n’ai plus d’espoir de voyage à présent. Je suis plus souffreteux que jamais, et l’hiver, qui a pénétré cette fois jusque sur notre rivage, me réduit à la condition d’un poisson qu’on vient de tirer de l’eau. Je n’ai pu encore aller à Nice. Je ne sors que très-rarement et je ne trouve jamais le soleil assez chaud. Enfin, chère Présidente, vous aurez bientôt une place de secrétaire à donner.

Je ne vous remercie pas encore du présent que vous m’annoncez. S’il est à Paris, je n’en ai pas de nouvelles. Mon cousin, qui me tient au courant de mes petites affaires, est toujours à la campagne, et ma gouvernante n’est pas très-ferrée sur l’écriture, trop discrète, d’ailleurs, pour examiner les paquets qui m’arrivent.

Adieu, chère Présidente. Je vous souhaite une bonne fin d’année, santé, joie et prospérité, et je vous supplie, quand vous n’aurez rien de mieux à faire, de m’envoyer quelques lignes de votre blanche main, que je baise très-humblement.