Lettres à une inconnue/157

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(1p. 334-336).

CLVII

Paris, 29 juillet 1854.

Je suis arrivé ici avant-hier, et je ne vous ai pas écrit plus tôt parce que j’étais trop triste. J’ai trouvé ici un de mes amis d’enfance entrepris par le choléra. Aujourd’hui, on le croit à peu près hors de danger. En passant le détroit, il faisait un vent glacé qui m’a donné un rhume ou rhumatisme étrange. Je souffre comme si j’avais la poitrine serrée dans un cercle de fer et tous les mouvements que je fais sont douloureux. Pourtant, il faut que je parte ce soir pour la Normandie, où je vais faire un discours aux oisifs de Caen. La corvée finie, je reviendrai au plus vite. Je pense être à Paris le 2 août au soir. Après cela, je n’ai plus de projet arrêté. D’abord, j’avais eu l’idée d’aller passer un mois à Venise ; mais les quarantaines et les autres ennuis suscités par le choléra rendent un voyage de ce côté à peu près impossible. Mon ministre m’a offert de m’envoyer à Munich, comme commissaire de je ne sais quoi, à propos d’une exposition bavaroise. Je n’ai dit ni oui ni non et j’attendrai mon retour à Paris pour me décider. Probablement, vous irez passer quelques jours à Londres, et le Palais de Cristal mérite ce voyage. Sous le rapport d’art et de goût, cela est parfaitement ridicule, mais il y a dans l’invention et l’exécution quelque chose de si grand et de si simple à la fois, qu’il faut aller en Angleterre pour s’en faire une idée. C’est un joujou qui coûte vingt-cinq millions, et une cage où plusieurs grandes églises pourraient valser. Les derniers jours que j’ai passés à Londres m’ont amusé et intéressé. J’ai vu et pratiqué tous les hommes politiques, j’ai assisté au débat des subsides à la Chambre des lords et aux Communes, et tous les orateurs en renom ont parlé, mais très-méchamment, à ce qu’il m’a semblé. Enfin, j’ai fait un très-bon dîner. On en fait d’excellents au Palais de Cristal, et je vous les recommande, à vous qui êtes gourmande. J’ai rapporté de Londres une paire de jarretières qui viennent, à ce qu’on m’assure, de chez Borrin. Je ne sais ce que mettent les Anglaises à leurs bas, ni comment elles se procurent cet article indispensable, mais je crois que ce doit être une chose bien difficile et bien trying pour leur vertu. Le commis qui m’a donné ces jarretières en a rougi jusqu’aux oreilles. — Vous me dites des choses très-aimables, qui me feraient le plus grand plaisir, si l’expérience ne m’avait rendu par trop défiant. Je n’ose espérer ce que je désire le plus ardemment. Vous savez que vous n’avez qu’à remuer un doigt pour que j’accoure.

Je voudrais que vous fissiez comme si nous étions l’un et l’autre en danger de ne plus nous revoir, en ce temps de si grande incertitude. Adieu ; je vous aime bien, quoi que vous fassiez. Écrivez-moi à Caen, chez M. Marc, capitaine de vaisseau. Je serai bien heureux d’avoir de vos nouvelles.