Lettres à une inconnue/158

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(1p. 337-340).

CLVIII

Paris, 2 août au soir, 1854.

Je suis arrivé ici ce matin, très-courbaturé, très-ennuyé, très-souffrant et très-triste. Je ne me guéris pas de cette douleur au côté et à la poitrine qui m’empêche de trouver une position pour dormir. Avant-hier, je suis arrivé à Caen, le jour même de la cérémonie. J’ai vu le secrétaire et j’ai pris mes mesures pour échapper à toutes les visites officielles. À trois heures, je suis entré dans la salle de l’École de droit, où j’ai trouvé dix-huit à vingt femmes dans une tribune, et environ deux cents hommes avec des figures telles que toute autre ville peut en offrir, selon toute apparence ; silence merveilleux. J’ai débité ma tartine sans la plus légère émotion, et on a applaudi très-poliment. La séance a duré encore une heure et demie et s’est terminée par la lecture de vers d’un bossu, haut de deux pieds et demi, pas trop mauvais. Immédiatement j’ai été emmené entre les autorités à l’hôtel de ville, où l’on m’a donné un banquet, qui n’a duré que deux heures et où il y avait de très-bons poissons et des homards délicieux. Je croyais en être quitte, lorsque le président des antiquaires s’est levé et tout le monde avec lui. Il a pris la parole, et a dit qu’il proposait de boire à ma santé, attendu que j’étais remarquable à trois points de vue, c’est à savoir : comme sénateur, comme homme de lettres et comme savant. Il n’y avait que la table entre nous et j’avais une grande envie de lui jeter à la tête un plat de gelée au rhum. Pendant qu’il parlait, je méditais ma réponse sans qu’il me fût possible de trouver un mot. Lorsqu’il s’est tu, j’ai compris qu’il fallait absolument parler et j’ai commencé une phrase sans savoir comment je la continuerais. J’ai parlé de la sorte pendant cinq ou six minutes avec beaucoup d’aplomb, sans trop me rendre compte de ce que je disais. On m’a assuré que j’avais été très-éloquent ; mais je n’en étais pas quitte. Le maire m’a empoigné et mené à un concert que les dames et les messieurs de la Société philharmonique donnaient au bénéfice des pauvres. J’ai été exposé sur un fauteuil à un très-grand nombre de gens bien vêtus, les femmes très-jolies et très-blanches, habillées comme à Paris, si ce n’est qu’elles exhibaient moins d’épaules et qu’avec des robes de bal elles avaient des brodequins marrons. On a chanté fort mal et des airs d’opéra-comique ; puis une grande femme très-parée, de la haute, a fait la quête dans une coupe de cristal. Je lui ai donné vingt francs, ce qui m’a valu une révérence en fromage des plus gracieuses. À minuit, on m’a ramené chez moi, où j’ai très-mal dormi et même pas du tout. À huit heures, le lendemain, on est venu me chercher pour présider une séance non politique, et j’ai entendu le procès-verbal de la veille, où il était dit que j’avais parlé très-éloquemment. J’ai fait un speech pour que le procès-verbal fût purgé de tout adverbe, mais inutilement. Enfin, je suis remonté en malle-poste et me voilà : tout serait au mieux si je pouvais passer une bonne journée avec vous pour me remettre. — Je ne crois pas à vos impossibilités. Je garde mes doutes et mon chagrin. Mon ministre voudrait que j’allasse à l’Exposition de Munich. Je n’en ai pas trop envie ; mais où aller cette année, si ce n’est en Allemagne ? Adieu ; je vous aime quoi que vous fassiez et je crois que vous devriez être un peu plus touchée de cela. Vous pouvez toujours m’écrire ici.