Lettres à une inconnue/159

La bibliothèque libre.
(1p. 340-343).

CLIX

Innspruck, 31 août 1854.

Je suis bien las et pourtant j’ai envie de vous écrire. J’ai la tête lourde et je suis ivre de paysages et de panoramas magnifiques, depuis quatre jours. Je suis parti de Bâle pour aller à Schaffouse, d’où l’on s’embarque sur le Rhin. À droite et à gauche, ce sont des montagnes ravissantes, beaucoup plus belles que celles, ou les soi-disant telles, qui bordent le Rhin inférieur, si admiré des Anglaises, entre Mayence et Cologne. Du Rhin, nous entrâmes dans le lac de Constance et dans la ville de ce nom, où nous mangeâmes des truites fort bonnes et entendîmes des Tyroliens jouer du ritther. Traversant le lac, nous allâmes à Lindau, où nous attendait un chemin de fer qu’on a fait passer devant les plus belles forêts, les plus beaux lacs, les plus belles montagnes que produit la contrée. Cela nous a menés à Kempten ; seulement, on est accablé de fatigue, comme après avoir longtemps examiné une belle galerie de tableaux. Au lieu de nous reposer, nous sommes repartis la nuit de Kempten, et nous sommes arrivés hier quelques minutes avant minuit à Innspruck, au travers d’un pays encore plus beau, non, mais plus grand que celui que nous venions de voir. Le désagrément a été de changer, de calculer à toutes les postes. Il y en a au moins une douzaine entre Kempten et Innspruck.

Je mange des bécasses délicieuses, pour me refaire, et des soupes très-extraordinaires, mais qui ont leur mérite quand on a pris de l’appétit à beaucoup de mètres au-dessus du niveau de la mer. Le drawback de ce voyage, c’est qu’on ne connaît pas les mœurs et les idées de ce peuple, et cela est plus intéressant que tous les paysages. Les femmes m’ont paru, dans le Tyrol, traitées selon leurs mérites. On les attache à des chariots et elles traînent des fardeaux fort lourds avec succès. Elles m’ont paru fort laides, avec des pieds énormes ; les belles dames que j’ai rencontrées en chemin de fer ou en bateau ne sont pas beaucoup mieux. Elles ont des chapeaux indécents et des brodequins bleu de ciel, avec des gants vert-pomme. C’est en grande partie ces qualités susdites qui composent ce que les naturels appellent gemüth et dont ils sont très-vaniteux.

À voir les œuvres d’art de ce pays, il me semble que ce dont il manque le plus radicalement, c’est l’imagination. Il s’en pique pourtant et tombe alors dans des extravagances prétentieuses. Je viens de voir la ville : tout y est neuf, sauf le tombeau de Maximilien ; mais un site admirable. Plus de costumes : le monde qu’on rencontre est laid et a l’air commun ; mais on ne peut faire un pas sans voir une montagne, et quelle montagne ! Demain, nous montons au glacier. Le temps est magnifique et promet de durer. En somme, je suis content d’être parti. Je voudrais que vous fussiez avec moi ; il me semble que vous trouveriez de quoi vous amuser, plus qu’au milieu de vos loups marins. Quand revenez-vous à Paris ? Écrivez-moi à Vienne. Ne perdez pas de temps. Écrivez-moi très-longuement et très-tendrement.

Tenez, voici une fleur du Brenner.