Lettres à une inconnue/2

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II

Paris.

La franchise et la vérité sont rarement bonnes auprès des femmes, elles sont presque toujours mauvaises. Voilà que vous me regardez comme un Sardanapale, parce que j’ai été à un bal de figurantes d’Opéra. Vous me reprochez cette soirée comme un crime, et vous me reprochez comme un plus grand crime encore de faire l’éloge de ces pauvres filles. Je le répète, rendez-les riches, et il ne leur restera plus que leurs bonnes qualités. Mais l’aristocratie a élevé des barrières insurmontables entre les différentes classes de la société, afin qu’on ne puisse voir combien ce qui se passe au delà de la barrière ressemble à ce qui se passe en deçà. Je veux vous conter une histoire d’Opéra que j’ai apprise dans cette société si perverse. Dans une maison de la rue Saint-Honoré, il y avait une pauvre femme qui ne sortait jamais d’une petite chambre sous les toits, qu’elle louait moyennant 3 francs par mois. Elle avait une fille de douze ans toujours très-bien tenue, très-réservée et qui ne parlait à personne. Cette petite sortait trois fois la semaine dans l’après-midi, et rentrait seule à minuit. On sut qu’elle était figurante à l’Opéra. Un jour, elle descend chez le portier et demande une chandelle allumée. On la lui donne. La portière, surprise de ne pas la voir redescendre, monte à son grenier, trouve la femme morte sur son grabat, et la petite fille occupée à brûler une énorme quantité de lettres qu’elle tirait d’une fort grande malle. Elle dit : « Ma mère est morte cette nuit, et elle m’a chargée de brûler toutes ses lettres sans les lire. » Cette enfant n’a jamais su le véritable nom de sa mère ; elle se trouve maintenant absolument seule au monde, et n’ayant d’autre ressource que celle de faire les vautours, les singes ou les diables à l’Opéra.

Le dernier conseil de sa mère a été pour l’engager à être bien sage et à continuer à être figurante à l’Opéra. Elle est d’ailleurs fort sage, très-dévote et ne se soucie guère de raconter son histoire. Veuillez me dire si cette petite fille n’a pas infiniment plus de mérite à mener la vie qu’elle mène, que vous n’en avez, vous qui jouissez du bonheur singulier d’un entourage irréprochable et d’une nature si raffinée, qu’elle résume un peu pour moi toute une civilisation. Il faut vous dire la vérité. Je ne supporte la mauvaise société qu’à de rares intervalles, et par une curiosité inépuisable de toutes les variétés de l’espèce humaine. Je n’ose jamais aborder la mauvaise société en hommes. Il y a là quelque chose de trop repoussant, surtout chez nous ; car, en Espagne, j’ai toujours eu des muletiers et des toreros pour amis. J’ai mangé plus d’une fois à la gamelle avec des gens qu’un Anglais ne regarderait pas, de peur de perdre le respect qu’il a pour son propre œil. J’ai même bu à la même outre qu’un galérien. Il faut dire aussi qu’il n’y avait que cette outre et qu’il faut boire quand on a soif. — Ne croyez pas pour cela que j’aie une prédilection pour la canaille. J’aime simplement à voir d’autres mœurs, d’autres figures, à entendre un autre langage. Les idées sont toujours les mêmes, et, si l’on fait abstraction de tout ce qui est convention ou règle, je crois qu’il y a du savoir-vivre ailleurs que dans un salon du faubourg Saint-Germain. Tout cela est de l’arabe pour vous, et je ne sais pourquoi je vous le dis.

8 août.

J’ai été longtemps sans finir cette lettre. Ma mère a été fort malade et moi très-inquiet. Elle est maintenant hors de danger, et j’espère que, dans quelques jours, elle sera en parfaite santé. Je ne puis supporter l’inquiétude, et, pendant le temps du danger, j’ai été tout à fait bête.

Adieu.

P.-S. — L’aquarelle que je vous destinais ne tourne pas à bien, et je la trouve si mauvaise, qu’il est probable que je ne vous l’enverrai pas. Que cela ne vous empêche pas de me donner la tapisserie que vous me destinez. Tâchez de choisir un messager sûr. Règle générale : ne prenez jamais une femme pour confidente ; tôt ou tard, vous vous en repentiriez. Sachez aussi qu’il n’y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire. Défaites-vous de vos idées d’optimisme et figurez-vous bien que nous sommes dans ce monde pour nous battre envers et contre tous. À ce propos, je vous dirai qu’un savant de mes amis, qui lit les hiéroglyphes, m’a dit que, sur les cercueils égyptiens, on lisait très-souvent ces deux mots : Vie, guerre ; ce qui prouve que je n’ai pas inventé la maxime que je viens de vous donner. Cela s’écrit en hiéroglyphe de la sorte. Le premier caractère veut dire vie ; il représente, je crois, un de ces vases appelés canopes. L’autre est une abréviation d’un bouclier avec un bras tenant une lance. There’s science for you.

Adieu encore.