Lettres à une inconnue/3

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(1p. 9-13).

III

Paris.

Vos reproches me font grand plaisir. En vérité, je suis prédestiné des fées. Je me demande souvent ce que je suis pour vous et ce que vous êtes pour moi. À la première question, je ne puis avoir de réponse ; pour la seconde, je me figure que je vous aime comme une nièce de quatorze ans que j’élèverais. Quant à votre parent si moral qui dit tant de mal de moi, il me fait penser à Twachum, qui dit toujours : Can any virtue exist without religion ? Avez-vous lu Tom Jones, livre aussi immoral que tous les miens ensemble. Si on vous l’a défendu, vous l’aurez lu très-certainement. Quelle drôle d’éducation vous recevez en Angleterre ! À quoi sert-elle ? On s’essouffle à prêcher pendant longtemps une jeune fille, et il est arrivé ce résultat que cette jeune fille a désiré précisément connaître l’être immoral pour lequel on s’était flatté de lui imposer de l’aversion. Quelle admirable histoire que celle du serpent ! Je voudrais que lady M… lût cette lettre. Heureusement qu’elle s’évanouirait vers la dixième ligne.

En tournant la page, je relis ce que je viens de vous écrire, et il m’a semblé qu’il y avait en apparence peu de suite et d’enchaînement dans les idées. Erreur ! Mais j’écris à mesure que je pense, et, comme ma pensée va plus vite que ma plume, il en résulte que je suis obligé de supprimer toutes les transitions. Je devrais peut-être faire comme vous et biffer toute la première page ; mais j’aime mieux l’abandonner à vos méditations et à vos papillotes. Il faut vous dire aussi que je suis très-préoccupé en ce moment d’une affaire qui m’intéresse et qui, je l’avoue à ma honte, réside opiniâtrement dans une moitié de mon cerveau, tandis que l’autre est toute remplie de vous. J’aime assez le portrait que vous faites de vous-même. Il ne me paraît pas trop flatté, et tout ce que je connais de vous me plaît prodigieusement
 

Je vous étudie avec une vive curiosité. J’ai des théories sur les plus petites choses, sur les gants, sur les bottines, sur les boucles, etc., et j’attache beaucoup d’importance à tout cela, parce que j’ai découvert qu’il y a un rapport certain entre le caractère des femmes et le caprice (ou la liaison d’idées et le raisonnement, pour mieux dire) qui leur fait choisir telle ou telle étoffe. Ainsi, par exemple, on me doit d’avoir démontré qu’une femme qui porte des robes bleues est coquette et affecte le sentiment. La démonstration est facile, mais elle serait trop longue. Comment voulez-vous que je vous envoie une aquarelle détestable plus grande que cette lettre et qu’on ne peut rouler ni ployer ? Attendez que je vous en fasse une plus petite que je pourrai vous envoyer dans une lettre.

J’ai été l’autre jour faire une promenade en bateau. Il y avait sur la rivière une grande quantité de petits canots à voile portant toute sorte de gens. Il y en avait un fort grand dans lequel étaient plusieurs femmes (de celles qui ont mauvais ton). Tous ces canots avaient abordé, et du plus grand sort un homme d’une quarantaine d’années, qui avait un tambour et qui tambourinait pour s’amuser. Tandis que j’admirais l’organisation musicale de cet animal, une femme de vingt-trois ans à peu près s’approche de lui, l’appelle monstre, lui dit qu’elle l’avait suivi depuis Paris et que, s’il ne voulait pas l’admettre dans sa société, il s’en repentirait. Tout cela se passait sur le rivage dont notre canot était éloigné de vingt pas. L’homme au tambour tambourinait toujours pendant le discours de la femme délaissée, et lui répondait avec beaucoup de flegme qu’il ne voulait pas d’elle dans son bateau. Là-dessus, elle court au canot qui était amarré le plus loin du rivage et s’élance dans la rivière en nous éclaboussant indignement. Bien qu’elle eût éteint mon cigare, l’indignation ne m’empêcha pas, non plus que mes amis, de la retirer aussitôt, avant qu’elle en pût avaler deux verres. Le bel objet de tant de désespoir n’avait pas bougé et marmottait entre ses dents : « Pourquoi la retirer, si elle avait envie de se noyer ? » Nous avons mis la femme dans un cabaret, et, comme il se faisait tard et que l’heure du dîner approchait, nous l’avons abandonnée aux soins de la cabaretière.

Comment se fait-il que les hommes les plus indifférents soient les plus aimés ? C’est ce que je me demandais, tout en descendant la Seine, ce que je me demande encore, et ce que je vous prie de me dire, si vous le savez.

Adieu. Écrivez-moi souvent, soyons amis et excusez le décousu de ma lettre. Je vous expliquerai un jour pourquoi.