Lettres à une inconnue/33

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(1p. 101-103).

XXXIII


Dimanche, 19 décembre 1842.


On voit bien que vous avez eu des professeurs d’allemand et de grec ; mais il est permis de douter que vous en ayez eu de logique. En effet, vit-on jamais raisonner de la sorte ! par exemple, lorsque vous me dites que vous ne voulez pas me voir, parce que, quand vous me voyez, vous craignez de ne plus me revoir, etc. À ces causes, je tiens votre lettre pour non avenue. La seule chose qui m’ait paru claire, c’est que vous avez un mouchoir à me donner. Envoyez-le-moi ou dites-moi de le recevoir de votre main, ce qui me conviendrait beaucoup mieux. Je hais les surprises qu’on m’annonce, parce que je me les représente beaucoup plus belles qu’elles ne sont en effet. Croyez-moi, revoyons le Musée ensemble ; si je vous ennuie, tout sera dit, je ne vous y reprendrai plus ; sinon, qui empêche que nous nous voyions de temps en temps ? À moins que vous ne me donniez quelque raison intelligible, je persisterai à croire ce qui vous irrite tant. — Je vous aurais répondu tout de suite, mais j’avais perdu votre lettre et je voulais la relire. J’ai bouleversé ma table, je l’ai rangée, ce qui n’est pas une petite affaire ; enfin, après avoir brûlé quelques rames de vieux papiers destinés à ramasser la poussière sur mon bureau, j’ai cru que votre lettre s’était anéantie par quelque sortilège. Je l’ai retrouvée tout à l’heure dans mon Xénophon, où elle était entrée, je ne sais comment ; je l’ai relue avec admiration. Il faut assurément que vous n’ayez guère de cette vénération dont vous me parlez quelquefois, pour me dire tant de sinrazones ; mais je vous les pardonnerai si nous nous voyons bientôt ; car, lorsque vous parlez, vous êtes bien plus aimable que lorsque vous écrivez.

Je suis très-souffrant, je tousse à fendre les rochers, et cependant je vais lundi soir entendre mademoiselle Rachel dire des tirades de Phèdre devant cinq ou six grands hommes. Elle croira que ma toux est une cabale contre elle. Écrivez-moi bientôt. Je m’ennuie horriblement, et vous feriez une œuvre de charité en me disant quelque chose d’aimable, comme vous faites quelquefois.