Lettres à une inconnue/6

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(1p. 23-28).

VI

Savez-vous que vous êtes quelquefois bien aimable ? Je ne dis pas cela pour vous faire un reproche sous un froid compliment ; mais je voudrais bien recevoir souvent de vous des lettres comme la dernière. Malheureusement, vous n’êtes pas toujours pour moi dans d’aussi charitables dispositions. Je ne vous ai pas répondu plus tôt parce que votre lettre ne m’a été remise qu’hier soir, à mon retour d’une petite excursion que j’ai faite. J’ai passé quatre jours dans une solitude absolue et ne voyant pas un homme, encore moins une femme, car je n’appelle pas hommes ou femmes certains bipèdes qui sont dressés à apporter à manger et à boire quand on leur en donne l’ordre. J’ai fait, pendant cette retraite, les réflexions les plus tristes du monde, sur moi, sur mon avenir, sur mes amis, etc. Si j’avais eu l’esprit d’attendre votre lettre, elle aurait donné une tout autre tournure à mes idées. « J’aurais emporté du bonheur pour une semaine au moins. » J’admire beaucoup votre descente chez ce brave M. V… Votre courage me plaît singulièrement. Je ne vous aurais jamais crue capable d’un tel capricho, et je vous en aime encore davantage. Il est vrai que le souvenir de vos splendid black eyes est peut-être pour quelque chose dans mon admiration. Pourtant, vieux comme je suis, je suis presque insensible à la beauté. Je me dis que « cela ne gâte rien » ; mais je vous assure qu’en entendant dire par un homme très-difficile que vous étiez fort jolie, je n’ai pu me défendre d’un sentiment de tristesse. Voici pourquoi (d’abord persuadez-vous bien que je ne suis pas le moins du monde amoureux de vous) : je suis horriblement jaloux, jaloux de mes amis, et je m’afflige en pensant que votre beauté vous expose aux soins et aux attentions d’un tas de gens qui ne peuvent vous apprécier et qui ne voient en vous que ce qui m’occupe le moins. En vérité, je suis d’une humeur affreuse en pensant à cette cérémonie où vous allez assister. Rien ne me rend plus mélancolique qu’un mariage. Les Turcs, qui marchandent une femme en l’examinant comme un mouton gras, valent bien mieux que nous qui avons mis sur ce vil marché un vernis d’hypocrisie, hélas ! bien transparent. Je me suis demandé bien souvent ce que je pourrais dire à une femme le premier jour de ma noce, et je n’ai rien trouvé de possible, si ce n’est un compliment sur son bonnet de nuit. Le diable, heureusement, est bien fin s’il m’attrape à pareille fête. Le rôle de la femme est bien plus facile que celui de l’homme. Un jour comme celui-là, elle se modèle sur l’Iphigénie de Racine ; mais, si elle observe un peu, que de drôles de choses elle doit voir ! — Vous me direz si la fête a été belle. On va vous faire la cour et vous régaler d’allusions au bonheur domestique. Les Andalous disent, quand ils sont en colère : Mataria el sol à puñaladas si no fuese por miedo de dejar el mundo a oscuras !

Depuis le 28 septembre, jour de ma naissance, une suite non interrompue de petits malheurs est venue m’assaillir. Ajoutez à cela que ma poitrine va de mal en pis et que je souffre horriblement. Je retarderai mon voyage en Angleterre jusqu’au milieu de novembre. Si vous ne voulez pas me voir à Londres, il faut y renoncer ; mais je veux voir les élections. Je vous rattraperai bientôt après à Paris, où le hasard nous rapprochera si votre volonté persiste à nous séparer. Toutes vos raisons sont pitoyables et ne valent pas la peine d’être réfutées, d’autant plus que vous savez bien vous-même qu’elles n’ont aucune importance. Vous faites la railleuse quand vous dites si agréablement que vous avez peur de moi. Vous savez que je suis laid et très-capricieux d’humeur, toujours distrait et souvent taquin et méchant lorsque je souffre. Qu’y a-t-il là qui ne soit bien rassurant ? — Vous ne vous éprendrez jamais de moi, soyez tranquille. Les prédictions consolantes que vous me faites ne peuvent se réaliser. Vous n’êtes pas pythonisse. Or, en vérité, les chances de mort pour moi sont augmentées cette année. Rassurez-vous pour vos lettres. Tout ce qui se trouve d’écrit dans ma chambre sera brûlé après ma mort ; mais, pour vous faire enrager, je vous laisserai par testament une suite manuscrite de la guzla qui vous a tant fait rire. Vous participez de l’ange et du démon, mais beaucoup plus du dernier. Vous m’appelez tentateur. Osez dire que ce nom ne vous convient pas beaucoup mieux qu’à moi ! N’avez-vous pas jeté un appât à moi, pauvre petit poisson ; puis, maintenant que vous me tenez au bout de votre hameçon, vous me faites danser entre le ciel et l’eau jusqu’à ce qu’il vous plaise, quand vous serez lasse du jeu, de couper le fil ; et alors j’en serai pour l’hameçon dans le bec et je ne pourrai plus trouver le pêcheur. Je vous sais gré de votre franchise à m’avouer que vous avez lu la lettre que M. V… m’écrivait et dont il vous avait chargée. Je l’avais bien deviné, car, depuis Ève, toutes se ressemblent en ce point. J’aurais voulu que cette lettre fût plus intéressante ; mais je suppose que, malgré ses lunettes, vous trouvez M. V… homme de goût. Je deviens méchant parce que je souffre. Je pense à la promesse que vous m’avez faite d’un schizzo, — promesse que vous m’avez faite sans que je l’eusse sollicitée, — et je me sens radouci. J’attends le schizzo avec la plus grande dévotion. — Adieu, niña de mis ojos ; je vous promets de n’être jamais amoureux de vous. Je ne veux plus être amoureux, mais je voudrais avoir un ami féminin. Si je vous voyais souvent, et si vous êtes telle que je le crois, je vous aimerais bien de vraie et platonique amitié. Tâchez donc de faire en sorte que nous puissions nous voir quand vous serez à Paris. Faudra-t-il que nous attendions une réponse pendant des jours entiers ? Adieu encore une fois. Plaignez-moi, car je suis bien triste et j’ai mille raisons pour l’être.